Au milieu des années 1990 paraît ce détonnant roman à clefs, une politique-fiction imaginant la fin de la Belgique par la prise d’indépendance de la Flandre et le déclenchement d’une guerre civile dans la capitale. Soulevés par une atmosphère décliniste, violente et baroque, des personnages symboliques hauts en couleur discourent et agissent au nom de passions diverses, confrontés aux mystères du sens du hasard et de l’Histoire. Racontés a posteriori sous forme de mémoires, ces événements sont censés s’être déroulés en l’an 2007. Par Louis Morès.
Le livre s’ouvre sur une longue explication de l’histoire du pays et de ses habitants, visant à la bonne compréhension du roman, selon une tendance didactique que l’on retrouvera ensuite dans le caractère de certains personnages-guides.
Charles Vandewalle, architecte et poète flamand bruxellois, est le narrateur de cette histoire où il s’exprime en français, sur le ton de la confidence. Reconnu pour son travail dans la restauration de monuments, il semble dépourvu d’ambition politique, contrairement à son cousin, Erwin Boze, le leader (appelé Leider) du parti nationaliste et indépendantiste flamand. Le père d’Erwin, Fons Boze, est un ancien ministre parti en exil après la guerre. Leurs mères sont deux aristocrates anglaises.
Pour Charles, cette situation familiale est pénible. Ennuyé par le radicalisme de son cousin qui tente constamment d’associer leurs images publiques, il préfère la discrétion en s’adonnant à sa passion pour l’art. Vivant assez modestement près de la cathédrale Saints-Michel-et-Gudule, dont il s’occupe de la conservation, et déprimé par sa rupture avec son ex-femme Nicole, une journaliste francophone, il paraît peu convaincu par les méthodes d’Erwin. Les provocations de ce dernier vont toutefois le contraindre à entrer en scène.
« Le hasard, s’il existe vraiment, ou Dieu, s’il s’occupe de nous dans tous les détails, a voulu que je participe à ces événements. […] Je me suis borné à rapporter ce que j’ai vu, comme je l’ai vu, avec toutes les carences d’un témoin particulier. J’ai essayé de ne pas trahir cette réalité que les historiens objectifs de notre époque négligent si méticuleusement. J’ai expérimenté l’invisible avec une force que je n’avais jamais connue dans le passé […]. »
Tout commence par une rumeur circulant au sein du microcosme bruxellois fréquenté par Charles. Le Parti national flamand, très important au Parlement, s’apprêterait à déstabiliser le gouvernement belge en empêchant la formation d’une nouvelle majorité. Ensuite, le Leider marcherait sur Bruxelles avec l’aide de sa milice, une organisation paramilitaire liée au Parti, afin de proclamer l’indépendance de la Flandre aux cris de : « Alles voor Vlaanderen. Vlaanderen voor Christus !» (Tout pour la Flandre, la Flandre au Christ !). Dans ce cadre, Charles serait nommé ministre de la Culture en sa qualité de cousin du Leider, mais aussi en tant qu’artiste estimé par la population. Lors d’une réunion de crise à laquelle il est convié, un état des lieux est établi avec des responsables politiques et religieux de la ville.
On apprend ainsi l’existence d’un schisme dans l’Église de Belgique, le Parti national étant parvenu à recruter de nombreux membres du clergé pour former une nouvelle conscience chrétienne pro-Flandre. De nombreuses défections sont également notées dans l’armée, au profit de la milice. Le Parti prône une flamandisation radicale et une « purification » de Bruxelles au nom de l’histoire, la ville n’étant devenue francophone qu’au XIXe siècle et s’étant métissée dans la seconde moitié du XXe siècle. Le territoire de la capitale contient un district européen à l’est, géré par l’Union européenne, ainsi que deux petits ghettos musulmans, au nord et au sud.
À partir de là commence pour Charles une véritable aventure politique et existentielle, qui sera relatée durant les sept longs chapitres de ce roman difficile à résumer, car tellement dense et abondant en personnages, en scènes d’action, en thèmes et en discours.
Celui qui hésite souvent entre fidélité à la Flandre ou à la Belgique va alors servir malgré lui de médiateur entre toute une série de personnages : le Président de la Région de Bruxelles, Philibert Tissier, le directeur de la Banque Nationale, Marnix de Sainte-Aldegonde, son cousin le Leider Erwin Boze, la femme de celui-ci, Zulma, le roi régnant (non nommé), des représentants français et américains… tous l’invitent, le courtisent, le questionnent et le manipulent aussi, dans un imbroglio de rapports de forces et de retournements de situations.
« Sans l’ombre d’un doute il me paraissait que nous n’avions plus aucune chance de nous opposer à l’irrémédiable. La Belgique, cette construction astucieuse de Metternich, Palmerston et Talleyrand, se dissolvait dans l’indifférence parce qu’elle ne remplissait plus aucune fonction. […] Quel combat inutile ! C’était sans doute à cause de son inutilité que j’y avais été engagé, comme s’il fallait que je sois en échec une fois de plus. »
Par-dessus tout, une question l’obsède : « Pourquoi moi ? Qu’est-ce qui contrôle vraiment la marche des choses ? » Une réponse pourrait être simplement Dieu. En marge de son travail de conservateur d’édifices, Charles est de plus en plus amené à « le fréquenter ». Il doit organiser des offices dans les dernières églises consacrées de Bruxelles, où l’on ne trouve plus aucun prêtre, et parfois assurer lui-même des célébrations. Dans le même temps, il reste très marqué par le catholicisme de combat et l’esprit de croisade adoptés par son cousin. Dieu privilégie-t-il des hommes et des luttes ? S’occupe-t-il de régler le cours de l’Histoire ? Erwin peut-il utiliser la religion pour mener sa politique ?
Lorsque la milice du Parti national décide d’envahir la capitale, l’on voit un exode massif des habitants vers les provinces ainsi que le déclenchement d’une guerre civile dans les rues entre nationalistes flamands et musulmans. Durant les premiers affrontements, le fils aîné du Leider, Siegfried, est tué. La fureur d’Erwin ne fait qu’augmenter. Il faut l’arrêter. La femme d’Erwin, éplorée, aide Charles à obtenir des documents pouvant arrêter son mari, mais leur révélation ne produit aucun effet. Charles décide de fuir la capitale et est arrêté par l’armée française, positionnée aux portes de Bruxelles ! Identifié puis renvoyé d’où il vient, il rencontre alors dans la forêt de Soignes un ermite, l’abbé Jordaens, le plus important personnage-guide du roman, qui lui fait des révélations sur la prédestination, l’état mystique du monde et le missionne de raisonner son cousin : « Il suffit de quelques justes pour sauver une ville. Le hasard vous a aussi curieusement placé au nœud de l’action politique alors que vous ne l’avez pas cherché, que vous avez toujours fui le pouvoir. Vous distinguez donc ce qui demeure invisible aux yeux de ceux qui restent aveuglés par leurs passions. Vous pouvez changer le cours des événements avant qu’il soit trop tard. […] Il ne s’agit pas ici du siège de Bruxelles mais de l’Europe, c’est-à-dire de la paix entre les peuples européens et puis de la paix avec l’islam qui exige la paix entre les religions. Voilà le dessein que le Seigneur vous propose sans que vous l’ayez cherché. Continuez simplement à faire ce que vous pouvez dans une situation d’impuissance : cela produit de puissants effets. »
Le second personnage-guide du roman, Marnix de Sainte-Aldegonde, est un homme bien informé de la situation, connaisseur de l’histoire et de vérités profondes. Il dévoile à Charles certains principes actifs qui tissent l’actualité toujours confuse. L’Histoire aurait-elle ses propres ressorts, indépendants de la volonté des hommes qui la subissent ?
Alors que la guerre civile fait rage et qu’Erwin s’apprête à commettre des atrocités, un sommet diplomatique se tenant dans les institutions européennes l’assure d’un soutien à la reconnaissance du nouvel État, à condition qu’il fasse cesser la violence. Charles parvient à convaincre son cousin de rencontrer l’abbé Jordaens, qui lui fait entendre raison. Erwin doit cesser sa croisade et reconnaître que « la Flandre n’est pas médiatrice entre l’homme et le Christ ». Le Leider avoue ensuite n’être guidé que par son esprit stratège et quelques passions historiques.
La Flandre devient indépendante. La Wallonie devient française. Un certain « cours des choses » est à l’œuvre et semble rétablir étrangement des « équilibres ». Appelé au pouvoir par les habitants d’une ville dévastée au statut encore incertain, Charles se voit nommé « Premier Magistrat de Bruxelles », qui se mue pendant trois mois en une espèce de Fiume dirigée par un architecte-poète, où toutes sortes d’utopies trouvent leur terrain d’exercice.
Un roman sans véritable fin, dont l’intrigue interpelle par son absence de linéarité et de manichéisme. Une pièce rare de littérature, qui impressionne par son imagination politique et par ses développements mystiques. Le sens de l’Histoire semble en être le héros insaisissable et absolu.
Publié en 1996, Le Siège de Bruxelles a été réédité en 2005 dans la collection Espace Nord, la collection littéraire patrimoniale de la Fédération Wallonie-Bruxelles.
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