#Roman étranger

Le Mars Club

Rachel Kushner

Romy Hall, 29 ans, vient d'être transférée à la prison pour femmes de Stanville, en Californie. Cette ancienne stripteaseuse doit y purger deux peines consécutives de réclusion à perpétuité, plus six ans, pour avoir tué l'homme qui la harcelait. Dans son malheur, elle se raccroche à une certitude : son fils de 7 ans, Jackson, est en sécurité avec sa mère. Jusqu'au jour où l'administration pénitentiaire lui remet un courrier qui fait tout basculer. Oscillant entre le quotidien de ces détenues, redoutables et attachantes, et la jeunesse de Romy dans le San Francisco de années 1980, Le Mars Club dresse le portrait féroce d'une société en marge de l'Amérique contemporaine.

Par Rachel Kushner
Chez Stock

0 Réactions |

Editeur

Stock

Genre

Littérature étrangère

1

 

Une fois par semaine, le jeudi, c’est la nuit des Chaînes. Une fois par semaine, soixante femmes vivent ce moment décisif. Et certaines parmi ces soixante le revivent encore et encore. Pour elles, ça devient de la routine. Moi, je ne l’ai vécue qu’une fois. On m’a réveillée à 2 heures du matin, menottée, décomptée : Romy Leslie Hall, détenue W314159. Et je me suis mise dans la queue avec les autres pour un trajet d’une nuit dans la vallée.

Dès que le bus banalisé est sorti de l’enceinte de la prison, je me suis collée à la fenêtre grillagée pour tenter d’apercevoir le monde extérieur. Il n’y avait quasiment rien à regarder. Des passages souterrains et des bretelles d’accès, des boulevards déserts plongés dans l’obscurité. Personne dans les rues. On roulait à une heure tellement impossible que les feux ne passaient même plus du vert au rouge, ils clignotaient, bloqués à l’orange. Une voiture a surgi, tous phares éteints. Elle a doublé le bus à vive allure, un bolide noir à l’énergie démoniaque. Une fille du même quartier que moi à la maison d’arrêt du comté avait écopé d’une condamnation à vie simplement parce qu’elle conduisait. Ce n’était pas elle qui avait tiré, certifiait-elle à quiconque lui prêtait l’oreille. Elle n’avait pas tiré, non, elle conduisait. Rien de plus. Ils s’étaient servis du système de reconnaissance automatique des plaques d’immatriculation. Elle apparaissait sur les images enregistrées par les caméras de vidéosurveillance. On voyait la voiture en pleine nuit, phares allumés puis éteints. Si le conducteur éteint les phares, c’est qu’il y a préméditation. S’il éteint les phares, c’est qu’il y a meurtre.

Ils avaient une bonne raison de nous transférer à cette heure-là, de nombreuses raisons même. S’ils avaient pu nous mettre dans une capsule et nous catapulter dans la prison, ils ne s’en seraient pas privés. N’importe quel moyen pour empêcher les gens normaux d’apercevoir ce groupe de femmes menottées et enchaînées dans un fourgon cellulaire.

Lorsqu’on s’est engagés sur l’autoroute, quelques-unes, parmi les plus jeunes, pleurnichaient et reniflaient. Une fille était enfermée dans une cage, elle semblait enceinte de huit mois, son ventre était tellement gros qu’ils avaient dû rajouter une chaîne pour maintenir ses mains enchaînées sur les côtés. Elle hoquetait et tremblait, le visage ravagé par les larmes. Ils l’avaient mise dans une cage à cause de son jeune âge, pour la protéger de nous. Elle avait quinze ans.

Une femme assise devant s’est tournée vers la fille qui pleurait et elle a sifflé bruyamment, comme si elle pulvérisait de l’insecticide. Ça n’a eu aucun effet, alors elle a hurlé :

« La ferme, bordel !

− Punaise », s’est exclamée la personne en face de moi.

Je viens de San Francisco et un transgenre, ça n’a rien d’extraordinaire pour moi, si ce n’est que cette personne-là avait vraiment l’air d’un homme. Épaules aussi larges que l’allée du bus, barbe au menton. J’ai supposé qu’elle venait d’un quartier de la prison du comté réservé aux gouines. C’était Conan, je ferais sa connaissance plus tard.

Commenter ce livre

 

trad. Sylvie Schneiter
22/08/2018 480 pages 23,00 €
Scannez le code barre 9782234085015
9782234085015
© Notice établie par ORB
plus d'informations