I
Durant son enfance, notre future fée du foyer somnolait, poussiéreuse. Sa mère, qui avait oublié de l’éduquer, lui en tenait rigueur à présent. Elle ne cessait de lui répéter :
« Tu finiras par me faire mourir de chagrin. Qu’est-ce que tu feras quand je ne serai plus là ? J’aimerais bien savoir comment tu te débrouilleras toute seule dans la vie. »
La fillette ne disait mot, bien qu’elle fût contrariée de se savoir destinée à faire mourir sa mère de chagrin. Hantée par cette sinistre perspective, elle cherchait dans tous les livres et les journaux qui lui tombaient sous la main des cas d’afflictions mortelles. Mais elle n’en trouvait pas, ou très rarement, et se sentait d’autant plus désemparée de devoir passer pour un modèle de cruauté. Il ne lui restait donc qu’à tenter de jouer jusqu’au bout son triste rôle de fille assassine ; aussi était-elle déjà devenue avare de tout autre pensée ou mouvement. Enfermée dans une malle, qui lui tenait lieu d’armoire, de lit, de buffet, de table et de chambre, remplie de couvertures en lambeaux, de quignons de pain, de livres et de vestiges funéraires – des fleurs en fer forgé arrachées à une couronne mortuaire, des bossettes de cercueil, des voiles de veuves et des rubans blancs, sur lesquels était inscrit en lettres dorées « À NOTRE CHER PETIT ANGE » –, l’enfant n’aimait rien tant que broyer du noir. Elle réfléchissait, rongeait ses ongles incrustés de miettes de pain et de bouts de papier, et lorsqu’elle n’avait plus d’ongles ni de pensées à se mettre sous la dent, elle grignotait un quignon de pain et feuilletait des livres, en quête d’autres nourritures.
La poussière des plafonds tombait sur elle et s’accumulait sur sa tête, la constellant de pellicules ; des touffes de mousse poussaient entre les fissures de la malle ; et les couvertures dans lesquelles elle s’enroulait de temps à autre, pour jouer le rôle du roi qui attend son exécution ou de l’assassin fatidique, étaient maculées de moisissures et de toiles d’araignées. De cet habitacle s’exhalait une odeur de forêt et de ruines au milieu de laquelle l’enfant grandissait. Comme elle n’avait aucune indulgence ni pour les autres ni pour elle-même, jamais l’éventualité de faire mourir sa mère de chagrin ne la révolta, tant elle lui semblait relever d’une nécessité supérieure et inéluctable. C’est pourquoi en discuter lui paraissait vain ; ce qui lui importait, c’était d’en démêler les tenants et les aboutissants. En vertu de cette même indifférence, elle ne s’était pas avisée que son corps était fait d’une chair semblable à la viande exposée sur les étals des marchés ou suspendue à un croc de boucher ; elle, cependant, y dissimulait des pensées et un sexe qui étaient sa raison d’être. Encore que la fillette les ignorât, ces pensées, elle habitait en elles, tout comme les algues ignorent la mer et les oiseaux le ciel. Du reste, pas une seule fois elle ne s’était approprié une idée qui lui fut étrangère pour ourdir quelque machination contre la vie. Elle se tenait tranquille, ignorante d’elle-même, tel un pur agrégat de particules mentales, sans la moindre intelligence. En flânant ainsi dans cette forêt de fantaisies funestes qu’elle avait suscitées autour d’elle, elle avait inventé la violence, la torture, le suicide. Avec les incendies et les alluvions, dont elle avait eu vent on ne sait où, elle s’était forgé des extases et des enfants. Elle vivait désormais de ce sexe inconnu qui l’étourdissait. L’odeur capiteuse qui se dégageait d’elle la poussait à entonner des psaumes, on l’eût dite alors environnée d’un nuage d’encens ; elle chantait son propre imaginaire et s’ingéniait à suivre un système très raffiné de sensations qui lui vaudraient d’amères déceptions : sitôt qu’elle y renoncerait, comme il lui arriverait plus tard, on l’obligerait à faire preuve d’une idiotie héroïque. Du martyre de la chair elle glissait peu à peu vers des images lugubres. Elle était attirée par la mort comme par les hauteurs d’une cime ou par un envol. Aussi était-elle agacée par les poncifs que lui débitaient ses parents : « La douleur, c’est ce que tu ressens quand je te donne une gifle ; la mort, c’est lorsqu’un convoi te conduit au cimetière. »
Extraits
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