à la mémoire de ma mère Pauline Kengué,
de mon père Roger Kimangou
et de mon oncle René Mabanckou
pour le Capitaine
pour l’Immortel
et pour toutes ces cigognes qui volent au-dessus de nos têtes
SAMEDI 19 MARS 1977
La parcelle
Maman Pauline dit souvent que lorsqu’on sort il faut penser à mettre des habits propres car les gens critiquent en premier ce que nous portons, le reste on peut bien le cacher, par exemple un caleçon gâté ou des chaussettes trouées.
Je viens donc de changer de chemise et de short.
Papa Roger est assis sous le manguier, au bout de la parcelle, très occupé à écouter notre radio nationale, La Voix de la Révolution Congolaise, qui, depuis hier après-midi, ne passe que de la musique soviétique.
Sans se retourner, il me donne des consignes :
– Michel, ne traîne pas sur ton chemin ! N’oublie pas les courses de ta mère, mon vin rouge, mon tabac, et ne perds pas ma monnaie !
S’il me rappelle de ne pas traîner c’est parce que j’ai l’habitude d’admirer les voitures des capitalistes noirs du côté de l’avenue de l’Indépendance en me disant que je ne les reverrai plus dans ma vie. Je reste debout à les regarder, à imaginer que plus tard j’en achèterai une, que je la cacherai le soir dans un garage surveillé par des bouledogues auxquels je ferai boire du Johnnie Walker Red Label mélangé avec de l’alcool de maïs pour les rendre dix fois plus méchants que les chiens des Blancs du centre-ville. Ces pensées ne me quittent plus, j’oublie les courses de Maman Pauline, je ne me souviens plus que Papa Roger m’a aussi commandé du vin rouge et de la poudre de tabac qu’il enfonce dans les narines et qui lui fait couler des larmes.
Mon père s’inquiète également pour sa monnaie, du fait que j’ai un problème depuis l’école primaire : les poches de mes shorts sont quelquefois percées, j’y cache des bouts de fil de fer qui me servent à réparer mes savates en plastique au cas où elles tomberaient en panne en pleine rue. Donc, au lieu de mettre la monnaie dans ces poches, je la serre fort dans la main droite. Malheureusement, au moment où je salue les papas et les mamans du quartier que je croise sur ma route (c’est obligatoire de le faire pour qu’ils n’aillent pas rapporter n’importe quoi chez mes parents), eh bien, la monnaie tombe par terre. Je dois la ramasser sans tarder sinon les gaillards qui fument le chanvre dans les coins des rues vont s’en emparer pour acheter des cadeaux à ces filles très maigres, les évadées, qui vadrouillent avec eux. Si nous les appelons les évadées c’est de leur propre faute : elles ont fui le domicile de leurs parents, elles sont habillées comme si elles n’étaient pas habillées, on voit tout gratuitement, elles n’ont pas honte de ça, et en plus elles acceptent de faire avec n’importe quel garçon des choses que je ne vais pas étaler ici, autrement on va encore dire que moi Michel j’exagère toujours et que parfois je suis impoli sans le savoir…
Extraits
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