Editeur
Genre
Littérature étrangère
Pour Howard Frank Mosher.
TRIANGLE
Le cimetière de Hilldale, à North Bath, était traversé en plein milieu par une route à deux voies goudronnée – ancien chemin pour charrettes à l’époque coloniale – qui séparait nettement les sections de Hill et de Dale. C’était à croire que les premiers et vigoureux habitants de la ville, à qui la mort n’était pourtant pas étrangère, avaient sous-estimé son ampleur et la surface nécessaire pour accueillir tous ceux qui succombaient aux rudes hivers, aux rencontres violentes avec des sauvages et aux maladies diverses. Ou bien était-ce, au contraire, la vie, leur propre fécondité, qu’ils avaient mal évaluée ? Paradoxalement, cela revenait au même. Le terrain situé à la périphérie de la ville était devenu trop petit, puis beaucoup trop petit, puis plein à craquer, et finalement, les morts avaient brisé les digues, se répandant sur la route désormais pavée, jusque dans les prés arides et au nouvel embranchement qui menait à la nationale. Quand et où s’arrêteraient-ils, nul ne le savait.
Bien que frappée par le fléau de la graphiose de l’orme durant les années 1970, et plus récemment par une moisissure qui s’attaquait aux racines des arbres, les affaiblissait, les étouffait et provoquait sans prévenir l’affaissement du sol, la section de Hill, celle d’origine, demeurait ravissante et ses plantations d’âge mûr apportaient ombre et douce brise aux visiteurs. Le terrain délicatement vallonné et ses allées de gravier sinueuses offraient une sensation de naturel et de confort, et donnaient même l’impression que ceux qui reposaient sous ses tertres pittoresques (certains défunts étaient enterrés là depuis avant la guerre d’Indépendance) avaient établi résidence ici par choix plutôt que par nécessité. On aurait pu croire qu’ils somnolaient paisiblement sous les pierres tombales penchées qui évoquaient des bonnets portés de manière canaille. Sachant qu’ils risquaient de se réveiller dans un monde où le labeur était encore plus présent que dans celui qu’ils avaient quitté, pouvait-on leur reprocher d’arrêter la sonnerie du réveil pour se rendormir pendant encore un quart de siècle ?
Par contraste, Dale, plus récent, était aussi plat que le dessus d’une table en Formica et aussi agréable esthétiquement. Ses allées pavées formaient un quadrillage, les tombes les plus contemporaines paraissaient brûlées et à vif, et la pelouse, surtout la partie la plus proche de la route, était un patchwork de jaunes pâlichons et de marrons excrémentiels. Les terres voisines, qui auraient dû accueillir le parc d’attractions de L’Ultime Évasion, étaient marécageuses et nauséabondes. Ces derniers temps, pendant les longues périodes de pluie, les eaux souterraines pestilentielles s’infiltraient sous la route, détrempaient le sol et entraînaient vers le bas de la colline les cercueils de ceux qui avaient été inhumés récemment. Après une bonne tempête, rien ne vous certifiait que la tombe sur laquelle vous veniez vous recueillir renfermait le même cercueil que la semaine précédente. Pour beaucoup de gens, cela défiait la logique. Avec toute cette eau infiltrée, Dale aurait dû être luxuriant et verdoyant, alors qu’en réalité tout ce qui y était planté se ratatinait et mourait, comme par solidarité avec ses habitants permanents, bien qu’instables. C’est un problème de contamination, disait-on. De mémoire d’homme, ces hectares putrides avaient toujours servi de décharge sauvage, c’était d’ailleurs pour cette raison que les promoteurs du parc d’attractions avaient pu les acheter à si bas prix. Récemment, au cours d’une longue sécheresse, des fûts métalliques, percés et ornés de têtes de mort, avaient fait surface. Certains, vieux et rouillés, laissaient échapper Dieu sait quoi ; des nouveaux venus portaient la mention « chrome », ce qui jetait un voile de méfiance sur la ville voisine de Mohawk, autrefois riche en tanneries, mais les accusations étaient pour l’essentiel réfutées catégoriquement et de manière convaincante. Quiconque voulait savoir ce que ces tanneries faisaient autrefois de leurs teintures et de leurs produits chimiques cancérigènes n’avait qu’à visiter la décharge locale, la rivière qui traversait la ville et le service d’oncologie de l’hôpital. Pourtant, ces fûts remplis de bouillie toxique venaient bien de quelque part, non ? Du sud de l’État très probablement. À ce sujet, l’histoire de l’État de New York était sans ambiguïté. La merde – liquide et solide, littéralement et métaphoriquement – remontait, au mépris de toutes les lois de la physique, souvent jusque dans les Catskills et parfois même jusque dans les Adirondacks.
Extraits
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