Jours de destruction, jours de révolteChris HedgesJoe Sacco
Le 19/07/2013 à 09:11 par Clément Solym
Publié le :
19/07/2013 à 09:11
Si l'été ne sert pas à rattraper le temps qu'on a perdu, à quoi bon prendre des vacances ? Maintenant que le temps presse moins, on peut enfin le consacrer à des tâches qu'on sans cesse reportées en cours d'année.
La lecture, par exemple.
C'est certain que lorsque l'on a pris en main pour la première fois «» de et , on a d'abord vérifié qu'on ne s'était pas trompé de rayon. Oui, c'est chez Futuropolis, oui, c'est donc bien de la bande dessinée... même si le texte noircit la plupart des pages et que les images sont rares. On s'était dit que le sujet était tentant et qu'on le lirait bien, mais qu'on n'avait pas le temps tout de suite.
On a détourné le regard et saisi, avec un sentiment de soulagement, un bête album de quarante-huit planches couleurs, formaté comme il faut pour ne pas se prendre la tête. Du genre qu'on pourrait tout aussi bien lire décapité, sans doute.
Erreur.
Retournez vite chez votre libraire et changez d'avis.
Noir de noir
Rédigé dans le droit fil de la bande dessinée de reportages qui a le vent en poupe ces dernières années, mais sans le vernis d'anecdotes amusantes et de clins d'œil exotiques pour stimuler le lecteur, cette brique épaisse est un vrai travail d'enquête sur le terrain de l'Amérique cachée, celle que l'on tient à distance des studios hollywoodiens et des caméras de télévision, dont on ne parle ni dans la presse ni ailleurs : la face cachée des États-Unis.
Pas besoin de rappeler que ce pays reste (pour combien de temps encore) la première puissance économique et militaire de cette planète. On le sait, on n'entend que cela. Ce que les auteurs veulent mettre en lumière, en revanche, c'est la violence et la misère que le « miracle » américain a semées dans son sillage, non par dégâts collatéraux, non par accident, mais mécaniquement et délibérément, parce que la machine libérale et son triomphe économique de façade impliquent forcément la mise à sac des ressources communes : sociétés indigènes, paysages millénaires, travailleurs précaires et pire encore, les sans emploi.
Pour en faire la démonstration, les auteurs sont partis à la rencontre de quatre horreurs contemporaines très concrètes, Chris Hedge armé de son enregistreur, Joe Sacco de son carnet de croquis. Le premier est journaliste au New York Times, mais utilise ici ses compétences principalement pour démontrer son point de vue, très engagé, sur les conséquences catastrophiques du capitalisme amoral et de la politique du laisser-faire économique sur les couches les plus basses de la population. Le second est pionnier du reportage en BD et on le sent malheureusement peu impliqué dans ce projet. Un peu trop distant sans doute pour qu'on soit porté par ses planches et ses illustrations.
Le résultat est un gros livre en cinq parties, où , à chaque fois, le récit de Hedge, très factuel, ponctué de longs entretiens approfondis, est illustré de dessins au trait noir typique de Sacco : tantôt un paysage dévasté, une maison à l'abandon, une exploitation minière à l'arrêt, tantôt les témoins interrogés ou une scène observée. Puis, une fois par chapitre, quelques planches de BD traditionnelle viennent retracer quelques épisodes douloureux de la vie des témoins.
La réalité dépasse la fiction
Dans le Dakota du Sud, ils nous plongent dans le quotidien cauchemardesque des Amérindiens dont les terres ont été spoliées il y a bien longtemps et aujourd'hui réduit à vivre dans des terres cloisonnées, imbibés d'alcool, abrutis par les drogues, anéantis par la violence que ces substances introduisent dans les ménages. Pas de travail, pas d'écoles, pas d'avenir : les populations autochtones du pays sont réduites à une survie qui fait des aller-retour incessants entre la défonce et la prison. Chris Hedges discute avec quelques Indiens pour tenter de percevoir les maigres espoirs qui peuvent encore traverser ces populations laissées pour compte et comprendre à quel point leur écrasement progressif a été calculé et programmé par l'état américain.
En Virginie occidentale, à quelques centaines de kilomètres de la capitale fédérale, on découvre le massacre environnemental que constituent les mines à ciel ouvert. Pour extraire les matières premières, on explose les montagnes couche après couche, polluant irrémédiablement les vallées et les nappes phréatiques, détruisant l'habitat de tous les animaux sans exception, expropriant à bas prix et à tour de bras. Les auteurs tentent de comprendre comment certains habitants parviennent à survivre dans un environnement pareil et découvrent que, pour la plupart des habitants de Virginie occidentale, l'ennemi n'est pas le consortium de compagnies minières qui détruisent tout sur leur passage, mais les rares citoyens qui tentent d'enrayer le massacre et... risquent de mettre à mal les seuls employeurs de la région. Au nom du travail et pour éviter la misère, les citoyens acceptent sans problème de rendre leur région inhabitable. Avec la complicité de représentants politiques largement arrosés par les sociétés minières, cela va de soi.
Dans le New Jersey, on découvre horrifié l'état d'abandon d'une ville d'où le travail a disparu. Camden, aujourd'hui laissée en proie aux trafics de toute nature, est une ville fantôme, un terrain de jeu immense où drogue, prostitution, corruption et violence composent un cocktail explosif qui n'explose jamais plus loin que les faubourgs de la ville laissée en friche, peuplée des laissés pour compte de la première puissance économique mondiale.
Enfin, en Floride, on plonge dans l'horreur de la main d'œuvre journalière, composée principalement d'immigrés clandestins, exploitée dans des conditions inhumaines pour la culture des fruits et légumes et, plus particulièrement, des tomates. Travail à la journée, mais loyer à la semaine, exposition aux pesticides et autres produits chimiques en dose massive, interdiction de syndicats, abus de pouvoir et violence au quotidien : le marché du travail pour les saisonniers a toutes les caractéristiques de l'esclavage. En plus précaire.
Un espoir indigné
Le hasard du calendrier a fait qu'au moment où les auteurs mettaient la dernière main à leur manuscrit, les indignés s'installaient à New York, dans Wall Street tout d'abord puis sur Liberty Square par la suite. Les auteurs ont tout de suite établi un lien entre ces citoyens en colère, cherchant de nouveaux moyens de partager le savoir, de planifier les actions, de conscientiser les masses et, surtout, de débattre sur notre société pour permettre à de nouvelles formes de vivre ensemble d'émerger.
À nouveau, Hedges et Sacco sont descendus sur le terrain pour écouter quelques-uns des participants à ce mouvement, comprendre d'où ils venaient et où ils voulaient aller. Sont-ils porteurs d'espoir ? C'est ce l'hypothèse des auteurs, convaincus que ces prises de conscience sont les signes avant-coureurs d'une révolution à venir, inéluctable, pour refonder les bases d'une société profondément injuste et malade.
À lire les témoignages, pourtant, on sent que les Indignés, comme les deux auteurs, dressent les constats d'injustice et d'inhumanité du système étatique et économique, mais que rien - rien du tout - ne laisse entrevoir ni un futur différent ni une prise de conscience si large qu'elle aboutisse sur une réelle insurrection.
Si le futur doit être différent du présent cauchemardesque, il reste encore à l'inventer.
Espérons qu'il fasse beau au moment où vous vous plongerez cet été dans ces pages passionnantes, stimulantes et révoltantes : vous aurez besoin de lumière pour ne pas désespérer de l'humanité. Reste la foi dans le pouvoir des livres qui permettent de donner à voir et de comprendre le cauchemar qui se cache derrière la façade clinquante du rêve américain.
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