Il n'y a peut-être qu'un homme sur plusieurs centaines de lectrices qui revendique ses lectures quand il s'agit de romance. Certainement la raison pour laquelle J'ai lu s'est axée sur Elle, avec un nouvel espace web reprenant l'ensemble des ouvrages de romance, et de cette littérature, trop pudiquement – ou par ignorance – qualifiée « de genre ». Elle, ou Elles, plutôt, parce que les lectrices sont nombreuses, et leurs attentes grandissantes. Depuis huit années qu'elle – une autre lectrice – dirige J'ai lu, Anna Pavlowitch a tissé des liens particuliers avec ces lectrices. Avec le site J'ai lu pour elle, c'est une nouvelle dimension qui se (dé)matérialise, dans le prolongement des relations développées au fil du temps.
Le 17/09/2014 à 17:41 par Nicolas Gary
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17/09/2014 à 17:41
Un club, certes, centré autour de la romance, mais qui ne se revendique pas comme un club de lecture. « Ce qui est nouveau, c'est de l'appeler club, parce que l'organisation et la structuration existent depuis longtemps. Nous connaissons nos lectrices, les forums où elles se retrouvent et échangent. En les rencontrant, nous avons concrétisé cette relation, qui se poursuivra, avec deux rendez-vous par an, où elles sont conviées. »
Pour l'occasion, une salle est louée, « on achète et on dévore des gâteaux », et les lectrices échangent avec les éditrices, découvrent les couvertures en avant-première, donnent leur avis – qui est suivi, ou non. « Elles se positionnent très en amont, parce qu'elle lisent en anglais des titres que nous n'avons pas encore publiés. Leur regard est primordial : ce sont elles qui achèteront nos livres. »
Anna Pavlowitch
ActuaLitté, CC BY SA 2.0
Cette relation particulière, où les lectrices entrent dans les coulisses de la réalisation, s'est parfois concrétisée sur des points importants. Lors du lancement de la collection de polars, Romantic Suspens [NdR : anciennement Frissons] alors que les éditions Harlequin étaient déjà très bien positionnées, Anna Pavlowitch avoue : « J'étais inquiète, et pas certaine d'avoir confiance. » Et l'avis des lectrices, autant que l'enthousiasme manifesté, a poussé à cette création.
Dans les projets, inviter plus souvent ces auteurs américains qui réalisent des ventes entre 400.000 et un million d'exemplaires, « que le snobisme parisien méprise », mais qui sont des super stars. Trois à quatre fois par an, ces auteur(e)s seront conviés, et le site servira alors de lien supplémentaire avec les lectrices. « Les membres profiteront d'un dîner avec eux, d'un moment particulier et privilégié, qui est ce qu'elles demandent. Quand on est fan, c'est toujours un plaisir, un bonheur de connaître ces instants. »
« Ce qui fonctionnera, c'est cette implication, et le respect des lecteurs, mais avant tout le travail sur des textes de qualité, et [sourire] le fait que nous sommes d'excellents éditeurs, et pas des marketeux. Nous faisons de la haute couture, et nous éditons avec autant de soin Lisa Kleypas, Nora Roberts ou Eloisa James que Houellebecq, Philip K. Dick ou Jim Harrison. »
[Spoiler : Houellebecq devrait rentrer dans les colonnes de J'ai Lu pour Elle – à moins qu'on nous ait menti...?]
"Ce qui fonctionnera, c'est cette implication, et le respect des lecteurs, mais avant tout le travail sur des textes de qualité, et [sourire] le fait que nous sommes d'excellents éditeurs, et pas des marketeux."
Prolongement d'un lien privilégé établi entre éditeur et lecteur, le site n'a aucune vocation à devenir un réseau social centré sur la thématique romance et ses déclinaisons éditoriales. « Chose qui justifiait d'ailleurs que l'on mette en place un modèle de vente directe, avec des livres numériques disposant d'un watermarking et un panier double – permettant l'achat papier et ebook. Cela conforte des logiques communautaires, où l'on reste à l'intérieur d'un espace propre », nous précise Alban Cerisier, responsable, entre autres, du développement numérique chez Gallimard.
Pauline Angevelle « Responsable du site J'ai lu pour elle ».
Anna Pavlowitch insiste : « La nécessité de l'éditeur est impérative, et c'est une forme de mépris de considérer que pour les littératures de genre, on pourrait faire et publier n'importe quoi. C'est très compliqué d'écrire un roman sentimental. Notre exigence a fait que depuis ces six dernières années, nous avons su prendre des parts de marché à nos concurrents. » À ce jour, la romance représente d'ailleurs plus de 15 % des ventes de J'ai lu, avec, bien entendu, une forte croissance du format numérique ces dernières années.
Et tout a commencé, justement, par le travail sur les couvertures. « Nous avions 10 années de retard, quand je suis arrivée, par rapport à nos concurrents, aux couv' américaines. Il fallait tout changer. Cétait une demande forte d'une lectrice – j'assume, c'était moi – mais les couv avec des couples enlacés, ce n'était plus possible. Maintenant, il y a plus d'hommes...Il en fallait plus. » [sourire] « Et puis, nous avons des traducteurs que l'on paye, qui nous permettent d'effectuer un travail éditorial efficace. Tout cela est fait dans un souci de considération envers nos lectrices, et ça a payé. »
"Le principe même de la relation amoureuse doit être en relation avec les questions contemporaines. Nous avons aujourd'hui des ouvrages où des mères célibataires se battent toute la journée, seule avec leur enfant. "
Hors micro, elle nous expliquera, sans citer de noms, que des traductions plus anciennes taillaient littéralement à la hache dans les ouvrages américains. Pour le coup, les lectrices ne s'y trompaient pas : amputer un livre connu reste le meilleur moyen de décevoir un public de fines connaisseusses.
« Éditer de la romance implique de prendre en compte toutes les spécificités de ce genre. Le rythme doit tenir d'un bout à l'autre : le principe même de la relation amoureuse doit être en relation avec les questions contemporaines. Nous avons aujourd'hui des ouvrages où des mères célibataires se battent toute la journée, seule avec leur enfant. Nous avons dépassé la jeune secrétaire qui tombe amoureuse de son patron. »
C'est pourtant ce qui a fait l'immense succès de Fifty Shades of Grey, ne l'oublions pas. « Mais justement ! [coup de poing sur la table, cassée en deux] Jusqu'à présent ces textes étaient socialement stigmatisés : avec EL James, c'est le groupe Hachette qui tire profit, avec des livres qui sortent des supermarchés et deviennent un succès international. » Et puis, les lectrices de romance érotique étaient au fait de ce genre depuis des années, et J'ai lu avait lancé de la romance érotique dès 2005.
Et vous, vous avez la carte ?
ActuaLitté CC BY SA 2.0
« Comme toute littérature, ces livres entrent en phase avec leur époque. Le choix des textes, des auteurs et des traducteurs relève de tout ce questionnement. » Et surtout, ne pas confondre les textes de Musso, Levy ou Pancol, comme de la romance. « Leurs livres appartiennent à la littérature populaire : il n'y pas de systémisation des scènes sentimentales, ni de retournement de situation en fin d'ouvrage, avec une happy end. Un thriller n'est pas un roman noir, avec des codes et une esthétique, des structurations narratives totalement distinctes. »
Dans les perspectives autour de J'ai lu pour Elle, si la collection 100 % numérique existe déjà, sous la forme de novellas exclusivement disponibles en ebook, pas question de réaliser des appels à textes auprès d'auteurs. « Nous réaliserons, en fin d'année, un recueil de ces novellas d'ailleurs, une intégrale en version papier. Mais la grande nouveauté, c'est l'expérimentation numérique pour éprouver le lectorat. Et puis, nous n'avons pas de problèmes pour trouver des textes. Nous entretenons une politique d'auteurs, surtout que des auteurs français entrent dans ce circuit aujourd'hui. »
Depuis trois ans maintenant, des écrivains comme Sophie Jomain ou Georgia Caldera, prennent activement part à la vie éditoriale. Et cette curiosité provient... de Jacques Sadoul. Eh oui, pour ceux qui l'auraient oublié, c'est à lui que l'on doit J'ai lu, et pour qui la littérature de genre était fondamentale. « Il avait une relation très étroite avec Barbara Cartland, et, voilà 10 ans, elle vendait encore 100.000 exemplaires au titre. Quand Hachette a tenté de séduire l'auteure, ils ont été [presque] accueillis par les chiens, parce que Jacques avait su construire des liens forts avec elle. Il allait la voir chez elle, chaque année, avec ses chiens... [rire]»
Et de même que Sadoul avait travaillé immensément à la science-fiction, « il s'était politiquement engagé dans la défense de toutes les littératures de genre ». Une défense dans laquelle J'ai lu pour Elle compte bien s'illustrer...
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