La Charte des auteurs et illustrateurs jeunesse, en partenariat avec ActuaLitté, a choisi de donner la parole aux auteurs. Pour leur permettre de raconter leur quotidien, et de parler de leur travail, le magazine ouvrira ses colonnes régulièrement à leurs témoignages. Dans l’intervalle seront republiées des tribunes précédemment parues.
Le 20/03/2017 à 14:46 par La rédaction
Publié le :
20/03/2017 à 14:46
Premier auteur à revenir sur le devant de la scène, Antoine Dole.
« Je viens d’une famille où l’on ne réclame pas. Ma mère m’a toujours expliqué que c’est quelque chose qui ne se fait pas, que c’est le meilleur moyen d’obtenir l’exact contraire de ce que l’on souhaite. Enfant, j’ai grandi en observant d’un œil les paquets de biscuits au fond du placard où un dernier gâteau attendait son heure en se desséchant, parce que personne ne songeait à le réclamer ou à prendre une part qui pourrait être celle d’un autre.
De la même façon, on avait dans le frigo une quantité de boîtes en plastique astronomique, contenant chaque fois une micro part de lasagnes/gratin/pâtes ou autre qui restait du repas. C’était la règle : on prend ce qu’on nous donne, on mesure la chance qu’on a, et on est reconnaissant. Toujours. Si cet enseignement s’est révélé plutôt salutaire dans mes relations amoureuses, côté professionnel autant dire que ça a été un désastre. Car j’ai choisi d’exercer un métier où on nous amène à réclamer, constamment, des évidences, des choses normales (même si tous vos interlocuteurs s’évertueront à vous convaincre du contraire).
Je suis écrivain pour la jeunesse.
Au début de ma carrière, quand je recevais un contrat, je ne consultais que la ligne qui concernait l’avance sur droits. Ni les droits, ni les paliers progressifs, ni les propriétés que je cédais sur mes idées. Je ne m’offusquais pas qu’on me donne 800 euros pour un livre qui m’avait pris deux ans de travail. Je prenais ce qu’on me donnait, je mesurais la chance que j’avais qu’on apprécie mon travail, et j’étais reconnaissant. L’avance me permettait de payer un peu de mon loyer, un peu de mes courses pour manger, un peu de matériel. Je ne voyais pas plus loin que ma survie, directe, immédiate. Comme un petit animal en plein hiver, qui ne s’aventure en territoire hostile que pour manger ce dont il a besoin, sans réfléchir à la survie des siens et de son espèce. Une trajectoire unique, dans le grand Tout.
Mais le petit animal en moi a toujours eu du mal à accepter l’idée de la survie pour seul moteur. Se tenir côte à côte, à regarder les plus faibles se faire bouffer sur ce territoire immense et minuscule à la fois, à chasser chacun dans notre coin pour combler nos propres besoins. J’ai toujours cru en l’idée de meute, et la manière dont en s’organisant on parvient à assurer la survie du groupe et mieux encore : sa pérennité, sa force, sa liberté. Mais difficile, quand on exerce une activité aussi solitaire que la nôtre.
Je viens d’une famille où l’on ne réclame pas. Mais je ne suis plus un enfant. J’ai passé l’âge qu’on me tape sur les doigts, qu’on me gronde, qu’on m’envoie dans ma chambre, je n’ai plus cinq ans et j’ai compris que le monde ne se limitait pas à mes parents et mes frères et sœurs. Que les murs sont tombés et qu’il y a mille façons d’investir les mille mondes que j’habite, mon couple, mon boulot, mes amis, la vie de mon pays et le reste. Et qu’un éditeur, aussi gentil et prévenant soit-il, n’est pas mon père, n’est pas ma mère, n’est pas non plus mon patron et je ne suis pas son salarié (en tout cas, je n’ai pas les droits d’un salarié, ni le statut, ni la sécurité) et que je définis autant que lui l’équilibre qui régit notre collaboration.
Ça peut paraître évident, dit comme ça. Mais j’ai mis du temps à comprendre que ce qui fait le terreau sain d’une relation de travail n’est ni la reconnaissance ni le désir de plaire ou de faire partie d’une famille. Pas plus que l’idée d’avoir une belle couverture ou mon nom sur une affiche avec une belle photo photoshopée qui me donne l’air d’avoir éternellement 20 ans.
Que publier mes livres n’est pas un service que me rend l’éditeur, parce qu’il me trouve sympa ou souriant, mais le pari qu’il fait, en tant que professionnel, chaque fois, de faire prospérer le chiffre d’affaires de son entreprise. Bien sûr, tout ça est entouré de beaucoup de relationnel et d’humain, et bien sûr il faut du désir, de l’envie, une vision commune. Mais notre collaboration doit profiter à chacun d’entre nous. Elle doit être un dialogue. Un échange. Elle doit être juste, et équitable.
Longtemps je n’ai pas réclamé. Après tout, l’éditeur s’y connaît mieux que moi. Et puis il y a les “usages”…
Des usages décidés des décennies avant ma naissance, et qui décident à leur tour de la manière dont je dois vivre aujourd’hui, en 2015, dans un monde qui n’est plus le leur, ce que je peux espérer de mon métier et de mes créations, si je peux prétendre à exercer ce beau métier et pouvoir rêver d’acquérir un bien immobilier à terme, si je peux dédier ma vie à l’écriture et espérer que mes cotisations m’ouvrent un quelconque droit plus tard.
Un éditeur me l’a dit une fois, “Les auteurs ne vivent pas de leur métier, il faut t’y faire, garde un boulot à côté” (le même qui, plus haut, me donnait une avance sur droits de 800 euros). C’est faux, et si je vis aujourd’hui de mon métier, c’est parce que j’ai refusé ce discours bancal, et que j’ai réclamé. Qu’on m’écoute. Qu’on me rémunère correctement. Qu’on cesse de me taper sur les doigts et qu’on me fasse des propositions honnêtes et justes.
Ces usages, à en croire les autres, il ne faut ni les discuter ni les remettre en question, ces mêmes usages qui, dans des domaines bien différents, auraient considérablement affaibli le monde d’aujourd’hui si on avait continué de les suivre. Alors non, les usages pour moi, ça ne veut rien dire. J’ai appris peu à peu à définir la valeur de mon travail, de mon implication, de mes idées.
Chaque auteur est un usage à redéfinir, une relation à construire. Pour que d’autres usages naissent, d’autres engagements, d’autres droits. Pas seulement pour soi, mais pour ceux qui, comme moi, défendent une vision de notre profession. Un métier où l’implication ne se quantifie pas, ni les heures de travail, ni les risques que l’on prend, ni la sensibilité qu’on y met, ni ce qu’on peut y sacrifier de notre intimité, de nos amours, de notre histoire, de nos joies et de nos douleurs.
Aujourd’hui, quand je reçois un contrat, je lis toutes les lignes. Toutes les lignes, parce que je ne pense plus qu’à ma simple survie, mais à celle de ma meute, celle des autres auteurs que je côtoie quotidiennement. Défendre mes droits, défendre une idée que je me fais de mon métier, c’est défendre la profession que j’exerce et m’assurer qu’on en respecte les fondements.
Ceux du droit à prétendre vivre du juste fruit de mon labeur, de la valeur que l’on donne à mes idées et de l’économie qu’elle génère pour toute une chaîne de métiers. Une chaîne dont aujourd’hui, l’auteur jeunesse est celui qui touche le moins (6 % de ce que génère son idée, dans le meilleur des cas). Un petit animal, oui, indispensable à la chaîne des métiers, mais tout en bas de la chaîne alimentaire.
Il y a deux ans, j’ai pris une carte à La Charte des auteurs et des illustrateurs pour la jeunesse. Je n’en avais jamais vu l’utilité, je faisais mon bonhomme de chemin seul et je m’en sortais bien. Puis ça m’est apparu comme une nécessité, évidente, de penser non plus à ma survie, mais à la survie des miens, et même mieux : à leur épanouissement. Parce qu’ensemble, en ayant une vision solidaire et globale de notre profession, nous pouvons échanger, parler, dire, dénoncer.
Nous pouvons nous élever contre des usages dépassés. Nous ne sommes plus des enfants, et soyons sérieux : écrire les livres que nous écrivons, illustrer les livres que nous illustrons n’est ni un hobby, ni un passe-temps. C’est notre métier. Le métier dont nous célébrons les valeurs et les joies, quotidiennement, dans les écoles, les bibliothèques et les salons. Auprès des lecteurs et dans les médias qui relaient notre travail. Auprès de ces enfants, à qui on explique à quel point c’est important de lire, pour devenir un adulte conscient et ouvert sur le monde.
C’est la meute, notre chance d’arrêter de survivre de notre métier. Et d’en vivre.
Parce que s’il n’y a plus d’auteurs, il n’y a plus de livres.
Antoine Dole/MrTan
(texte originellement paru en septembre 2015)
Commenter cet article