Les grands romans modulent le temps, central dans nos vies. Écrit par Haruki Murakami, publié au Japon en 2003, Kafka sur le rivage (trad. Corinne Atlan) le dilate, le remonte, le transgresse, pour le suspendre finalement dans un village édénique des plus modestes. La taille du livre, qui compte plus de six cent pages, accroit ces tours singuliers, à la prégnance envoûtante. Elle nous propose une lecture qui dure, aux motifs dédaléens. Par Galien Sarde.
Dans ce roman étrange, dont l’histoire s’origine dans une atmosphère de mystère totale, l’extension du temps naît d’abord de trois procédés. Le premier consiste à narrer de façon répétée des gestes anodins, liés aux sphères du dormir, du manger et du boire, pour insuffler de la quotidienneté dans une quête trépidante. Le second tient dans les distorsions temporelles qui troublent l’histoire sous la forme de jeux d’échos qu’amplifient les écarts fantastiques qui s’y multiplient.
Plus ou moins frappantes, ces distorsions brouillent la chronologie et, par là même, étendent le temps, en en repoussant les bornes habituelles. Quant au troisième procédé employé pour nous faire accéder à une temporalité plus vaste, il provient des nombreux dialogues qui scandent l’action du livre. Prédominants dans l’œuvre.
À partir d’un certain point, l’essentiel de celle-ci tient dans les échanges qui s’étirent entre Kafka et Oshima, d’une part, et entre Nakata et Hoshino, d’autre part, auxquels on peut ajouter ceux avec Sakura, Mlle Saeki et le colonel Sanders, notamment.
Ils lui donnent sa respiration qui apaise le cours du récit, en même temps qu’ils l’approfondissent et l’éclairent par degrés, quant à sa signification poétique. Grâce à eux, l’intrigue, faible en fréquence événementielle — outre le mystère initial, elle n’englobe qu’un meurtre et quelques rebondissements majeurs —, voit ses temps forts amplifiés par le jeu des paroles qui se tiennent autour d’eux comme autant d’harmoniques qui les annoncent, les reprennent et les questionnent avec ardeur.
Prépondérants quantitativement, les dialogues brillent aussi qualitativement. Clé de voûte du livre, ils en véhiculent le message profond. C’est pourquoi ils lui fournissent ses prémices et sa fin, à travers des discussions qui se tiennent entre le héros, Kafka Tamura, et le garçon nommé Corbeau. Leur importance se lit, en outre, dans ces propos de l’instance diabolique de l’œuvre, à destination du garçon nommé Corbeau, justement : « Je faisais une petite pause, mais je m’ennuyais un peu, à force de n’avoir personne à qui parler. »
En apparence dérisoires, ces mots sont en fait capitaux. L’ennui guette ceux qui sont privés d’échanges verbaux, jusqu’à l’acception pascalienne de ce terme. Le dialogue divertit, il est pourvoyeur de chaleur et de joie immédiates. De manière touchante, son caractère primordial se note encore dans le fait qu’il se joue, dans l’histoire, des ordres naturels (Nakata converse, en effet, avec des chats et une pierre qui reste inerte), et même de la mort (Hoshino persiste à parler avec son ami après le dernier souffle de celui-ci), ce qui le dote d’une certaine transcendance.
Cela prouve, par ailleurs, qu’au-delà de ses mises en œuvre effectives, c’est le principe qui l’anime qui compte : le dialogisme. Que le garçon nommé Corbeau soit interne à Kafka, qui par lui se dédouble, montre cette vérité de façon marquante. Cet étrange garçon n’est, de fait, qu’une virtualité du héros qui l’aide à diriger sa vie, figure surmoïque en même temps que reflet empathique du principe de réalité. De la sorte, la possibilité de mettre en présence deux points de vue subsiste, quand bien même un dialogue réel s’avère impossible. Dans tous les cas, comme Hoschino et Nakata, Kafka ne peut avancer sans parler — il resterait bloqué sans cela. Son destin implique des paroles qui le dépassent strictement.
Généralement, les discussions ouvrent dans l’histoire des espaces de pensée partagée. Rien d’étonnant à cela, si l’on se souvient que le dialogue est à la source de la philosophie occidentale par le biais des figures de Socrate et de Platon, qui dispensa les idées du premier sous la forme d’œuvres dialogales qui incluent sa présence orale. C’est néanmoins à travers un autre philosophe plus proche de nous que le livre de Murakami rappelle l’affinité du dialogisme avec la réflexion philosophique : Hegel, en l’occurrence, en semant à plusieurs reprises les termes de « thèse » et d’« antithèse », auxquels il mêle celui d’« hypothèse », qui souligne le climat d’incertitude où se meut le héros. Le penseur allemand est cité, du reste, par l’étudiante en philosophie qui transporte Hoshino au septième ciel à la demande du colonel Sanders. Pour le moins, sa dialectique est précieuse pour approcher rationnellement l’ambivalence qui submerge le héros.
En tout état de cause, les espaces réflexifs qu’autorisent les dialogues sont initiatiques. Il s’agit, en parlant avec un autre — tant qu’à faire, avec un mentor, ce que s’avère être Oshima pour Kafka et, différemment, Nakata pour Hoshino, qui le compare à Bouddha — ou, à défaut, avec soi-même, de sonder l’existence pour comprendre ce que c’est que de vivre. La pensée n’est donc guère spéculative et, lorsqu’elle l’est, sous l’influence d’Oshima, notamment, ce n’est pas sans réserve : elle vise à un apprentissage qui touche au vécu, étant au fond existentielle.
Appelée par l’urgence qui marque la quête du héros, elle porte sur des éléments essentiels de la vie humaine : l’amour, l’art, le sexe, le Mal – que l’on songe à la scène des chats chez Johnnie Walken, entre chant des sept nains et son d’une scie circulaire, horrifique et grand-guignolesque.
Mais la pensée porte encore sur le temps et l’espace, dont l’image du labyrinthe qu’offre Oshima à Kafka suggère la complexité, sur l’esprit et sur le désir, qui jouent avec ces deux dimensions primitives — l’espace et le temps —, les refondent de façon émouvante. On voit par là, notamment, que « [l]e monde est une métaphore », c’est-à-dire un flux, une création en mouvement perpétuel soumise au prisme de notre subjectivité, mais qu’il est souhaitable, cependant, qu’au moins un lieu y échappe pour nous servir de port, de repère d’où créer des signes relatifs pour saisir l’univers — comme c’est le cas pour Kafka et son guide, pour lesquels la bibliothèque Komura forme un havre intangible.
Ainsi, Kafka sur le rivage est grandement métaphysique. L’œuvre le décrète d’ailleurs d’emblée, dès son prologue, où il est dit que le héros va traverser une « tempête métaphysique et symbolique ». Or, sans doute l’un des sens du titre gît là, que rappelle souvent, comme un refrain obsédant, les œuvres d’art éponymes que recèle le livre : la chanson écrite par Mlle Saeki et le tableau qui figure son amour de jeunesse, décédé de manière tragique.
Symboliquement, on serait sur le rivage — à l’abri, sur la berge — tant qu’on parle, qu’on échange, tant qu’on communique. C’est-à-dire tant qu’on nomme, qu’on s’extériorise librement, transitivement : vers un autre, fût-il fictif. Car on se délivre alors de nous-mêmes, des sortilèges de notre intériorité réflexive. D’un autre point de vue, en discutant, on serait également sur le rivage de l’océan de l’existence, vertigineuse, sur le rivage du cosmos infini, du mystère insondable qu’ils forment pour nous tous.
Effectivement, les stases que disposent les plages dialogales dans l’effroi de l’intrigue sont salutaires, si ce n’est salvatrices. Elles sauvent l’âme du héros et ouvrent à Hoshino la voie du bonheur. Avant qu’on bascule dans l’inconnu des actes décisifs ou après qu’on l’a fait, elles offrent une présence positive, rassurante. Le vrai dialogue est au fond communion, accès à l’échelle humaine, division du poids du monde et de soi-même, partage de la charge d’exister. Il s’inscrit au cœur de l’expérience de vivre, où il engage notre être. Il est nécessaire pour faire sens. C’est pourquoi Nakata puis Hoshino peuvent dire :
« – Non, cela attendra demain. Aujourd’hui, j’ai l’intention de reprendre ma discussion avec Mme la pierre.
– Hum. Bonne idée. C’est important de discuter. Quel que soit ton interlocuteur — humain, animal, objet —, il vaut toujours mieux parler que ne rien dire. Moi aussi, quand je conduis mon camion, ça m’arrive souvent de discuter avec le moteur. Si on est attentif et qu’on tend bien l’oreille, on entend un tas de choses.
– Oui. C’est aussi ce que pense Nakata. Nakata ne sait pas parler avec les moteurs, mais quel que soit l’interlocuteur, c’est toujours bien de discuter. »
Comme souvent dans le roman, la vérité vient du cœur.
Partant de là, tout gagnerait à être mis en circulation orale — ou plutôt, presque tout. Il existe, de fait, une limite, que pointe le frère d’Oshima au dernier chapitre de l’œuvre. Alors que Kafka évoque leurs rencontres respectives des deux soldats qui ont déserté à l’entame de la Seconde Guerre mondiale dans la forêt qui cache le village édénique dont il revient juste, Sada lui réplique qu’il vaut mieux qu’ils se taisent sur ce point :
« — S’il s’agit de quelque chose que les mots sont impuissants à exprimer, le mieux c’est de ne pas en parler du tout.
– Même à soi-même ?
– Oui. Même à soi-même. Il vaut sans doute mieux ne pas chercher d’explication, même pour soi. »
En d’autres termes, en même temps qu’il en est une au regard de l’océan, le rivage a une limite. Cela tombe bien : il en faut toujours une, comme on l’a vu au sujet de la virtualité de l’esprit humain d’engendrer des métaphores signifiantes. En outre, vivre, en dernier ressort, est un acte poétique qui se joue au-delà des mots, au niveau du langage élémentaire du monde et de celui de notre intimité profonde, qui est durée, comme l’indique le roman quand il s’achève à travers l’allégorie de la bibliothèque de souvenirs qu’éclaire Oshima, puis au fil de cet échange entre Kafka et le garçon nommé Corbeau, qui a le dernier mot :
« — Mais je ne sais toujours pas ce que cela signifie, vivre, dis-je.
– Regarde le tableau, déclare-t-il. Et écoute le vent.
Je hoche la tête. »
Naturellement, sur ce mode contemplatif sensible à l’intérieur et à l’extérieur de l’être, les portes du temps s’ouvrent en grand, frôlent l’éternité.
Paru le 25/08/2011
648 pages
10/18
10,10 €
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