ENTRETIEN – Ce roman révèle la réalité de ces jeunes filles qui espéraient entrer dans l'âge adulte, mais qui finissent par être perçues comme des cibles. Il dépeint l'expérience des jeunes femmes de la vague #MeToo – particulièrement celles âgées de 17 ans en 2017. Et qui restent confrontées à la violence masculine, comme les générations précédentes, quoiqu'on en dise.
#Rentreelitteraire23 – Vous aviez publié votre premier roman Les Déviantes chez Belfond en 2020. Il s’agissait déjà d’une histoire qui sondait l’intériorité complexe et parfois paradoxale de plusieurs personnages féminins. Aujourd’hui, vous racontez l’histoire d’une jeune fille, Elsa, et explorez les questions de consentement. Comment est né ce roman ?
Capucine Delattre : Quand j’ai écrit Les Déviantes, j’étais en toute fin d’adolescence. Dans Un monde plus sale que moi, le point de vue est beaucoup moins prospectif et beaucoup plus concret. Les sujets qu’aborde Un monde plus sale que moi (le consentement, la construction de la féminité, le couple) bouillonnaient en moi depuis longtemps, mais je ne me sentais pas prête à écrire dessus. J’avais l’impression que je manquais de recul.
Et puis un jour j’ai ouvert un document et j’y ai écrit cinquante pages de monologues ininterrompus. Je l’ai refermé et je n’y ai pas touché pendant un an.
Quand je l’ai rouvert, je l’ai mis en ordre et puis je l’ai envoyé à une amie. Comme pour lui dire « voilà, regarde c’est mon cerveau, qu’est-ce que tu en penses ? ». Elle m’a dit qu’elle pensait que ce texte n'était pas qu’une thérapie personnelle mais qu’il gagnerait à être lu par beaucoup de personnes. Qu’il fallait continuer et creuser, parce que les questions soulevées concernaient la quasi-totalité des femmes de notre entourage.
J’ai donc commencé ce travail difficile de transformer de la matière vivante en roman, de transposer le personnel à l’universel, le particulier au commun. J’ai fait le constat que quand on touche à quelque chose de simple, personnel et intime, on peut toucher beaucoup de monde. Toutes les femmes sont soumises aux mêmes dynamiques, aux mêmes attentes, aux mêmes problèmes.
Toute la narration du roman est à la première personne, avec cette écriture très immersive qui permet à l’héroïne de revenir sur les éléments de son passé, de les questionner, de les réévaluer. Pourquoi avoir choisi cette narration et comment avoir travaillé sa voix ?
Capucine Delattre : La première personne était essentielle à mes yeux. Mon intention était vraiment de mettre les lecteurices dans la tête d’une victime. Dans les médias, on retrouve un discours très réglementé, celui du témoignage, de la libération de la parole. La victime énonce les faits, mais il manque ce qui se joue dans sa tête : une mécanique très complexe qui n’est pas uniquement « on m’a fait du mal », mais plutôt « on m’a fait quelque chose, je ne sais pas exactement quoi, est-ce que je me souviens bien ? Est-ce que j’ai inventé ? ».
Le récit d’une victime est tout sauf linéaire, c’est un mille-feuille de souvenirs plus ou moins digérés et très difficile à analyser. D’autant plus que beaucoup de femmes se construisent sur une base fondamentale de manque de confiance. Dans ce roman je voulais donc dépasser le simple témoignage. Le témoignage a bien entendu une utilité politique parce qu’il déclenche une conversation mais on a face à lui une attitude assez passive, aucune réflexion n’est engagée profondément sur ce qui a généré ces événements, car le témoignage réduit aux faits individuels, il n’interroge pas le système.
L’idée était donc de plonger dans l’intériorité d’Elsa pour aller vers quelque chose qui nous dérange un peu plus. Je crois énormément au pouvoir des romans et de la fiction pour nous marquer, et à terme nous faire changer.
Tu avais 17 ans au moment de #MeToo, ce roman est donc aussi l’histoire peu racontée de ta génération...
Capucine Delattre : Oui j’avais 17 ans au moment de #MeToo. Les filles de ma génération ont eu l’impression que le ménage était fait, que les porcs étaient en prison. Je commençais tout juste ma vie sexuelle et je me disais que c’était super, que j’étais née la bonne année. On avait collectivement ce sentiment d’immunité, cette impression que les féministes avaient fait le travail pour nous, qu’on allait être préservées et que l’on saurait reconnaître la violence. Alors que pas du tout. Les hommes n’ont pas eu peur, ils n’ont pas arrêté. Le roman montre bien que les femmes sont moins en sécurité chez elle que dans la rue, que les hommes qui nous violent et nous violentent sont ceux que l’on connaît, à qui l’on fait confiance.
La plupart des hommes qui nous font du mal ne s’en rendent pas compte – ce qui ne les excuse absolument pas et j’insiste sur ce point. Voir que la personne que tu es en train de pénétrer ne bouge plus, cela demande un minimum d’empathie qu’ils n’ont pas été encouragés à avoir. Mais ce ne sont pas des monstres. On pathologise ce qui n’a pas à l’être, on psychiatrise des comportements pourtant normalisés par la société. La plupart des violeurs ne sont pas des pervers narcissiques mais des gens que l’on trouve très bien au quotidien, des collègues, des oncles, des frères.
Si on leur disait qu’ils ont violé leur copine il y a cinq ans, ils tomberaient des nues. Et ce n’est pas une excuse, encore une fois. Je veux juste souligner que la menace est plus insidieuse qu’on le pense, car on a simplement intégré une certaine idée de la manière dont les choses se passent entre un homme et une femme, de ce qu’un homme est en droit d’attendre d’une femme, de ce qu’une femme va culpabiliser de ne pas donner à un homme : à partir de là, les ingrédients sont réunis pour un véritable désastre.
Dans le roman tu racontes beaucoup le corps, l’anorexie, la saleté, les règles, l’ignorance transmise par la famille de la narratrice… Pourquoi avoir voulu insister autant sur le corps ?
Capucine Delattre : Je voulais vraiment insister sur le rapport au corps des femmes parce que le rapport au corps est trivialisé dans le discours public. On dit que les femmes sont complexées, mais cela ne suffit pas. Pourquoi le sont-elles ? Parce qu’on nous dit que notre valeur va complètement dépendre de notre corps. En fait on ne nous le dit pas : on nous le fait comprendre, il faut le deviner, et puis on s’en veut de le penser.
Entre le moment de la puberté et l’entrée dans la vie affective et sexuelle, le regard qui est posé sur nous est horrible. On n’est pas prêtes parce qu’on a vécu nos enfances dans une inconscience tranquille de nos corps. Ce regard ne fait pas du bien et il entraîne beaucoup de peurs et d’inquiétudes qui sont affreuses à porter. Lorsque ça se matérialise au début d’une vie sexuelle c’est terrifiant parce qu’on se rend compte qu’on ne peut plus s’appartenir.
Alors je voulais raconter à quel point des choses aussi bêtes et simples que manger, respirer, peuvent devenir insoutenables dès lors qu’elles se font sous la pression d’un regard qui attend quelque chose de nous. Notre corps n’est plus un allié mais un simple véhicule qui fait de nous des cibles mouvantes. Et c’est terrifiant.
Retrouver le compte Twitter de Capucine Delattre. Interview réalisée par l'éditeur La Ville brûle.
Paru le 25/08/2023
280 pages
Editions la ville brûle
18,00 €
Paru le 19/08/2021
263 pages
Mon poche
7,90 €
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