C’est son père qui avait souhaité lui donner le prénom de Bérénice en hommage à Racine !
Étaient-ce toutes les histoires qu’il lui avait racontées qui l’avaient engagée dans les voies difficiles de l’archéologie dont il n’avait cependant pas voulu la détourner ? Elle y découvrit seule les hiérarchies auxquelles se surajoutait le sexisme qui l’écarterait sans nul doute « de l’ambition et de l’avancement ». Mais elle découvrit aussi un amour, une passion immodérée pour ces vestiges où elle voulait « faire l’autopsie du temps » et « lire le sol comme un livre ».
C’est au cours de l’une de ces expériences qu’elle avait, sans hésitation, ramassé un morceau de pierre sculptée : un visage entouré de cheveux en forme de serpents ! Une Furie ? Elle l’avait accrochée autour de son cou où, depuis, elle pendait, lui procurant plus de douceur et de sérénité que de culpabilité ou de remords. Et l’accompagnait partout où elle allait.
Et un jour, alors que, avec son père elle regardait avec horreur, à la télévision, « des cohortes fanatiques » envahir la ville de Palmyre, celui-ci dont elle n’avait jamais réussi à savoir s’il était « kurde, turc ou syrien » mais qui s’enorgueillissait de son poste de professeur de français à Paris, l’avait abandonnée dans un dernier souffle, la laissant seule avec toutes les questions qu’elle n’avait jamais pu ni su lui poser et qui, donc, resteraient définitivement sans réponse !
Plus tard, quand « l’Assyrien », qui était un vieil ami de son père disparu, était venu la voir en lui proposant de « ramener des débris de Palmyre, de Mossoul, elle avait accepté ».
Et c’est ainsi que, après avoir mémorisé tout un ensemble d’objets d’art antique, une fois encore, elle avait pris un avion pour aller « sauver » de la disparition ces merveilles qui avaient dû être extraites d’une nécropole avidement vidée de tous ses trésors. Et elle ne s’émouvait plus de cette étiquette de « voleuse » dont elle s’affublait depuis son premier larcin personnel. La prudence était indispensable, le danger toujours latent mais la curiosité un moteur irrépressible.
Arrivée à destination, toujours ces messages inconnus, ces rencontres de conspirateurs, ces arrière-boutiques encombrées, ces transactions précipitées. Et les impondérables : en plein milieu de la transaction une voiture explose dans la rue, son interlocuteur s’écroule criblé d’éclats, elle agrippe les lanières ensanglantées du sac qu’il lui présentait, s’enfuit comme une automate chez sa logeuse d’où elle organise son rapatriement. Et elle part rejoindre son passeur. Au bord d’une route. A la lisière d’un camp de réfugiés.
Une ombre se glisse... Deux ! La grande pousse la petite dans le trou du grillage ? La petite trébuche. Bérénice se précipite. Et quand elle relève les yeux, l’enfant dans les bras, la grande ombre a disparu. Et Bérénice sait qu’elle n’abandonnera pas ce magnifique fardeau qu’on vient de lui confier. Au mépris de tout ce que sa conscience des difficultés à venir pourrait soulever d’objections. Même dans ce pays en guerre.
Dans sa quête pour obtenir des faux papiers lui permettant de ramener la petite fille avec elle, Bérénice va rencontrer Asim : il avait été pompier mais il était maintenant fossoyeur. Et aussi fabricant de faux papiers...
Asim, un homme libre, épris de liberté, juste et sage comme son père le lui avait enseigné, inquiet des dérives meurtrières qui avaient envahi l’esprit des hommes. De certains hommes.
Asim qui retrouve dans et avec l’enfant une partie du sourire que les horreurs traversées lui ont fait oublier. Notamment celles endurées par Taym, sa sœur.
Ce livre est une plongée dans les Enfers. Et les petits crimes de Bérénice, cette participation à quelques détournements d’objets rendus précieux par les civilisations disparues dont ils ont été les témoins perdus et soudainement retrouvés, ces petits larcins, ces vols si inconsistants, n’en sont qu’une facette bien insignifiante.
Avec une écriture ciselée, vive, leste, rapide Julie Ruocco nous fait entrer aux Enfers par la grande porte, dans les pas d’Aslim. C’est une descente dans un abîme sans fin, sans rampe où s’accrocher, dans une Syrie troublée et soumise aux quatre vents de la furia humaine, de la violence que rien n’arrête – surtout pas un brin d’humanité –, de la cruauté implacable mais pas moins imbécile, du délire total d’une (non-)humanité débridée.
Elle raconte tout cela avec une petite voix un peu suave qui donnerait presque à oublier, tant la lecture est anodine et à mille lieux de l’outrance gore, que rien de qu’elle décrit n’est innocente historiette. Non, elle est en train de nous faire avaler les horreurs les plus terribles que l’être humain est capable de faire subir à ses semblables sur des justifications exécrables : « quoi de plus pratique qu’un commandement divin pour abdiquer sa volonté ? ». Et sa responsabilité.
Dans un pays où tout semble perdu pour l’Homme (et pour la Femme), elle met pourtant en scène des femmes extraordinaires, au caractère aussi trempé que l’acier par lequel elles se savent menacées à toute heure, à tout instant.
Des femmes qui ont cru, qui croient encore, à la liberté individuelle, à l’indépendance, à la justesse de leur combat féministe qui n’est rien d’autre qu’une aspiration justifiée et non négociable à une égalité entre tous les être humains sans référence au sexe ou à la couleur. Des femmes qui veulent effacer cet épisode inouï où des filles qui ont été enlevées par un groupe de militaires, ont été délivrées par leurs seules mères et sœurs lesquelles ont encore dû « les défendre de leurs pères et de leurs frères qui les attendaient avec des couteaux pour laver leur honneur » !
Et si les mots qu’expriment ces femmes sont parfois durs, il n’en sont pas moins empreints de la certitude de leur légitimité autant que de la tristesse face à leur impérative nécessité : « si elle mentionnait la révolution, sa révolution, ce n’était pas pour conquérir un État ou un territoire mais pour se libérer d’abord d’elles mêmes ».
Au milieu de cet énorme tohu-bohu, Bérénice a pris conscience de sa propre responsabilité vis-à-vis de cette enfant qui lui a été confiée. Une responsabilité qui outrepasse tous les codes qui ont été les siens jusqu’alors et pour laquelle aucun danger ne sera assez énorme pour qu’elle ne l’affronte.
Mais également pour donner un sens au sacrifice de la sœur d’Asim qui a creusé, fouillé, enquêté pour démêler, illustrer, instruire les actes immondes exercés à l’encontre de femmes et identifier les responsabilités afin que puissent être poursuivis les criminels de guerre auteurs de ces exactions ignobles. Comme si les Furies du Mythe, encore une fois, intervenaient pour punir les auteurs des crimes.
C’est un livre magnifique, remarquablement écrit, construit et raconté. Une vraie belle découverte.
Paru le 18/08/2021
282 pages
Actes Sud Editions
21,00 €
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