#Roman étranger

A malin, malin et demi

Richard Russo

Douglas Raymer est chef de la police de North Bath, ancienne cité industrielle du New Jersey mal remise de la crise, voisine de la si pimpante Schuyler. Quand Dougie était collégien, sa professeur d'anglais écrivait dans les marges de ses rédactions : "Qui es-tu, Douglas ?". Trente ans plus tard, Raymer n'a pas bougé de Bath et il ne sait toujours pas répondre à la question. Qui est-il ? Dégarni, certes, enclin à l'embonpoint, veuf d'une femme qui s'apprêtait à le quitter. Pour qui ? Voilà une autre question qui torture Raymer. Car depuis la mort accidentelle de Becka, ce policier élu à la tête de son district presque malgré lui vit dans un brouillard, tout juste égayé par la présence de son assistante, la jeune Charice, policière noire fière de son identité. De l'autre côté de la ville, un septuagénaire passe sa retraite sur un tabouret de bar. Sully connaît tout Bath et tout Bath connaît Sully : buveur, fumeur, aussi sarcastique et rusé qu'un vieux loup de mer. Mais comment garder son flegme lorsque résonne encore le diagnostic des cardiologues : "Deux années, grand maximum" ? En regardant, peut-être, les gens passer. Or pour cela, Sully a l'embarras du choix. Il y a Rub, son acolyte bègue ; Carl, le magnat de la ville, qui passe ses nuits devant des films X dans l'espoir de retrouver sa forme d'avant-prostatite. Jerome, le frère jumeau de Charice, maniaque, amoureux de la syntaxe et de sa Mustang rouge. Alice, la femme du maire, qui passe des coups de fil imaginaires depuis un téléphone cassé. Zack, le mari de Ruth, qui collectionne les vieux objets déglingués. Leur fille Janey, menacée par son ancien mari cogneur, à peine sorti de derrière les barreaux. Et puis Rub le chien, qui mordille son pénis en permanence... En quarante-huit heures d'un été torride qui voient - entre autres péripéties - Douglas Raymer s'évanouir au fond d'une tombe, un bâtiment du centre-ville s'écrouler mystérieusement et un cobra s'échapper d'un élevage clandestin, tout ce petit monde à la dérive va se retrouver bouleversé. De courses-poursuites en confessions, de bagarres en révélations, Raymer, Charice, Sully et les autres vont apprendre à affronter les grandes misères de leurs petites existences. Avec la virtuosité qu'on lui connaît, l'auteur du Déclin de l'Empire Whiting revient au roman pur dans cette symphonie humaine féroce et déjantée qui tient autant de Philip Roth que de David Lodge. Fidèle à la ville de North Bath, Russo pose sur ses habitants un regard caustique mais jamais perfide, qui déshabille la sexualité des uns, les frustrations des autres, et place toujours une lumière au bout du tunnel.

Par Richard Russo
Chez Editions de La Table Ronde

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Genre

Littérature étrangère

Pour Howard Frank Mosher.

 

TRIANGLE

 

 

Le cimetière de Hilldale, à North Bath, était traversé en plein milieu par une route à deux voies goudronnée – ancien chemin pour charrettes à l’époque coloniale – qui séparait nettement les sections de Hill et de Dale. C’était à croire que les premiers et vigoureux habitants de la ville, à qui la mort n’était pourtant pas étrangère, avaient sous-estimé son ampleur et la surface nécessaire pour accueillir tous ceux qui succombaient aux rudes hivers, aux rencontres violentes avec des sauvages et aux maladies diverses. Ou bien était-ce, au contraire, la vie, leur propre fécondité, qu’ils avaient mal évaluée ? Paradoxalement, cela revenait au même. Le terrain situé à la périphérie de la ville était devenu trop petit, puis beaucoup trop petit, puis plein à craquer, et finalement, les morts avaient brisé les digues, se répandant sur la route désormais pavée, jusque dans les prés arides et au nouvel embranchement qui menait à la nationale. Quand et où s’arrêteraient-ils, nul ne le savait.

Bien que frappée par le fléau de la graphiose de l’orme durant les années 1970, et plus récemment par une moisissure qui s’attaquait aux racines des arbres, les affaiblissait, les étouffait et provoquait sans prévenir l’affaissement du sol, la section de Hill, celle d’origine, demeurait ravissante et ses plantations d’âge mûr apportaient ombre et douce brise aux visiteurs. Le terrain délicatement vallonné et ses allées de gravier sinueuses offraient une sensation de naturel et de confort, et donnaient même l’impression que ceux qui reposaient sous ses tertres pittoresques (certains défunts étaient enterrés là depuis avant la guerre d’Indépendance) avaient établi résidence ici par choix plutôt que par nécessité. On aurait pu croire qu’ils somnolaient paisiblement sous les pierres tombales penchées qui évoquaient des bonnets portés de manière canaille. Sachant qu’ils risquaient de se réveiller dans un monde où le labeur était encore plus présent que dans celui qu’ils avaient quitté, pouvait-on leur reprocher d’arrêter la sonnerie du réveil pour se rendormir pendant encore un quart de siècle ?

Par contraste, Dale, plus récent, était aussi plat que le dessus d’une table en Formica et aussi agréable esthétiquement. Ses allées pavées formaient un quadrillage, les tombes les plus contemporaines paraissaient brûlées et à vif, et la pelouse, surtout la partie la plus proche de la route, était un patchwork de jaunes pâlichons et de marrons excrémentiels. Les terres voisines, qui auraient dû accueillir le parc d’attractions de L’Ultime Évasion, étaient marécageuses et nauséabondes. Ces derniers temps, pendant les longues périodes de pluie, les eaux souterraines pestilentielles s’infiltraient sous la route, détrempaient le sol et entraînaient vers le bas de la colline les cercueils de ceux qui avaient été inhumés récemment. Après une bonne tempête, rien ne vous certifiait que la tombe sur laquelle vous veniez vous recueillir renfermait le même cercueil que la semaine précédente. Pour beaucoup de gens, cela défiait la logique. Avec toute cette eau infiltrée, Dale aurait dû être luxuriant et verdoyant, alors qu’en réalité tout ce qui y était planté se ratatinait et mourait, comme par solidarité avec ses habitants permanents, bien qu’instables. C’est un problème de contamination, disait-on. De mémoire d’homme, ces hectares putrides avaient toujours servi de décharge sauvage, c’était d’ailleurs pour cette raison que les promoteurs du parc d’attractions avaient pu les acheter à si bas prix. Récemment, au cours d’une longue sécheresse, des fûts métalliques, percés et ornés de têtes de mort, avaient fait surface. Certains, vieux et rouillés, laissaient échapper Dieu sait quoi ; des nouveaux venus portaient la mention « chrome », ce qui jetait un voile de méfiance sur la ville voisine de Mohawk, autrefois riche en tanneries, mais les accusations étaient pour l’essentiel réfutées catégoriquement et de manière convaincante. Quiconque voulait savoir ce que ces tanneries faisaient autrefois de leurs teintures et de leurs produits chimiques cancérigènes n’avait qu’à visiter la décharge locale, la rivière qui traversait la ville et le service d’oncologie de l’hôpital. Pourtant, ces fûts remplis de bouillie toxique venaient bien de quelque part, non ? Du sud de l’État très probablement. À ce sujet, l’histoire de l’État de New York était sans ambiguïté. La merde – liquide et solide, littéralement et métaphoriquement – remontait, au mépris de toutes les lois de la physique, souvent jusque dans les Catskills et parfois même jusque dans les Adirondacks.

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trad. Jean Esch
24/08/2017 624 pages 24,00 €
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