I
La maison de l’escargot
La maison de l’escargot
La magie du mot est l’un des grands dons de notre finitude. Je me rappelle encore avec quelle émotion le vieillard que j’étais à l’âge de 9 ans, de retour du camp, reçut au jour solennel de son anniversaire un recueil de contes roumains. En cet après-midi d’été 1945, dans le silence de la pièce, seul dans l’univers, je découvrais la langue fascinante, magnétique, miraculeuse, d’un conteur de génie. Après les années de malheur et de persécution, j’abordais l’irréalité, plus puissante que la réalité même, de l’exploration d’un ailleurs et de nous-mêmes ; c’est ainsi que je connus l’errance dans le rêve et les agressions du doute, les interrogations sur le sens de l’existence et la vulnérabilité humaine. Ma renaissance dans la langue roumaine m’a fait vivre, depuis l’adolescence jusqu’à la vieillesse américaine d’aujourd’hui, les grands moments de confusion et de fascination, d’incertitude et de vitalité, d’inspiration et d’inquiétude d’une trajectoire existentielle au demeurant chaotique.
Après le camp de Transnistrie, la précarité quotidienne sous la dictature d’Antonescu était d’autant plus lourde qu’il me manquait une bibliothèque familiale – nombre de mes concitoyens n’ayant pas subi mes avatars pouvaient y trouver une redoute contre l’esprit primaire de l’Utopie devenue tyrannie. C’est alors que commença pour moi la maladie et la thérapie de la littérature.
Dans la grande aventure des pages, je trouvai bientôt des parentés plus significatives que celles du registre d’état civil, des interlocuteurs plus vifs que ceux qui m’entouraient et un refuge privilégié contre le chaos diurne et nocturne du calendrier.
Ma génération a dû supporter, à l’est de l’Europe, les rigueurs de la censure et d’une propagande dogmatique tout aussi omniprésente. Nous cherchions le salut par la lecture. La quête frénétique de livres inaccessibles revêtait les formes les plus exotiques et les plus dangereuses.
Dans mon adolescence vécue sous le stalinisme, je lisais tout ce qui me tombait sous la main. Non seulement les abondantes productions du « réalisme socialiste » ou l’Anti-Dühring d’Engels, mais aussi les chefs-d’œuvre inoubliables des littératures classiques russe et française, la poésie d’Eminescu1 et la prose de Caragiale2. Ont suivi, quand j’étais étudiant à Bucarest, Proust, Thomas Mann et Lautréamont, puis, pendant la période de relative libéralisation, m’ont accompagné Kafka et Joyce, Faulkner et Boulgakov, Babel et Sabato, Dos Pasos et Camus, Kawabata, Svevo et Bruno Schulz. Par des voies guère légales, me sont parvenus aussi les livres de Koestler, Soljenitsyne, Chestov, Nadejda Mandelstam et Raymond Aron.
On ne peut mettre en doute le caractère formateur de la lecture. Nous ne sommes pas seulement le produit d’une famille ou d’un milieu social, d’une religion ou d’une ethnie, d’une blessure ou d’un rejet, nous sommes finalement aussi le produit de nos lectures. Les livres constituent un « jeu second3 » essentiel de la biographie, et la bibliographie une généalogie livresque plus importante, souvent, que celle qui est inscrite dans les archives de l’hérédité.
Extraits
Commenter ce livre