#Roman francophone

Encore vivant

Pierre Souchon

Il se l'était juré, l'HP, il n'y retournerait jamais. Mais alors qu'il vient de faire un mariage prestigieux et qu'il a trouvé un emploi, Pierre Souchon est délogé d'une statue de Jean Jaurès où il a trouvé refuge et embarqué en hôpital psychiatrique. A vingt ans, pendant ses études, il avait basculé pour la première fois et été reconnu bipolaire. Passant à nouveau la "barrière des fous", il se retrouve parmi eux, les paranos, les schizophrènes, les suicidaires, brisés de la misère dont il nous livre des portraits à la fois drôles et terrifiants. Son père vient souvent le visiter, et ensemble ils s'interrogent sur la terre cévenole d'où ils viennent, les châtaigniers et les sangliers, sur leurs humbles ascendants, paysans pauvres et soldats perdus des guerres du XXe siècle. Dans ce récit plein de rage mais aussi d'humour, l'auteur nous plonge au coeur de l'humanité de chacun, et son regard se porte avec la même acuité sur les internés, ses frères dans l'ordre de la nuit, sur le monde paysan en train de mourir ou la grande bourgeoisie à laquelle il s'est frotté. Il est rare de lire des pages aussi fortes, d'une écriture flamboyante, sur la maladie psychiatrique, vue de l'intérieur de celui qu'elle déchire.

Par Pierre Souchon
Chez Editions du Rouergue

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Genre

Littérature française

À ma mère qui a renversé toutes les montagnes

 

 

« Le changement social le plus spectaculaire et le plus lourd de conséquences de la seconde moitié de ce siècle, celui qui nous coupe à jamais du monde passé, c’est la mort de la paysannerie. Car, depuis le néolithique, la plupart des êtres humains avaient vécu de la terre et du bétail ou de la pêche. »

Eric Hobsbawm

 

 

Prologue

 


La soirée avait drôlement commencé, au centre d’hébergement.

– Vous voulez un café, monsieur ?

Derrière son guichet en bois peint, le mec de la Croix-Rouge me sourit.

– Oui, s’il vous plaît.

– Tenez.

Je mets un sucre dans ma tasse… Un type couché en travers de ma route pose la main sur son jean. Il le remonte… jusqu’au genou… Bordel de lame. Une grande lame enfoncée dans sa santiag, le manche au niveau du mollet.

– Restez où vous êtes, monsieur, ou on appelle la police, le bénévole me prévient.

– Vous vous foutez de ma gueule ?

Je lui fonce dessus.

– L’autre, là, il a une lame comme ça, quand je me pointe il me la montre, et vous voulez que je me calme ? Mais appelez-les ! Appelez-les, ces putains de flics ! Je vais leur dire ce qui se passe ici ! J’ai rien à me reprocher !

– Calmez-vous, monsieur, calmez-vous…

Plusieurs types se lèvent. Ils me montrent du doigt… L’autre avec son couteau s’approche, s’approche de moi, il le sort de sa botte BOUMMMM ! La porte vole, trois Gitans sont sur moi « Sors ! », ils hurlent, « Dégage ! Vite ! » Je sors comme une furie pieds nus, en tee-shirt, un type sur mes talons. Je cours, et il court aussi, juste derrière, et il y a la peur qui monte, je me retourne, je le vois se rapprocher, avec sa lame, et je sais que je pourrai rien faire. Je sens que je vais claquer là, alors d’un bond, dans une rue qui monte, je saute sur un mur. Il y a cinquante mètres de vide, mais surtout un grand arbre, un buis immense – j’arrache très vite une énorme branche pour faire un pieu. Il suit pas, l’autre au surin, quand il me voit avec ma branche deux mètres au-dessus de lui. Il repart vers le foyer, en se retournant de temps en temps, tranquillement. Je me détends.

Ça va mieux maintenant, mais c’est le bordel : j’ai compris. Je suis en enfer. Et les autres peuvent revenir. Faut que je me tire. Je descends de mon mur doucement… J’ai besoin de protection. Pas loin, je sais qu’il y a la place Jean-Jaurès. Et sa statue. Là, je serai à l’abri.

Je me mets en marche. Y a personne, dans les rues. C’est 4 heures du matin. Et puis d’un coup Jaurès s’élève, menton haut, regard vers l’horizon. Je monte les marches pour me mettre sur ses pieds, et je l’étreins. Ils peuvent venir me chercher, le diable et ses copains, toutes les saloperies de l’enfer, ils peuvent toujours essayer : Jaurès me protège. Et avec lui, les mineurs de Carmaux. Et avec lui, le grand souffle ouvrier et combattant. Brel est dans le coin, pas très loin, il fredonne « Pourquoi ont-ils tué Jaurès ? » Je trouve ça très con, parce qu’il est bien vivant. Qu’est-ce qu’il est froid, par contre. Il me réchauffe moyen, tout en bronze. Comme je le tiens ferme, j’ai les mains gelées, et bientôt les bras, et puis les pieds. C’est peut-être parce que j’ai faim. Alors je commence à manger la branche de buis que j’ai, les feuilles, le petit bois, et ça fait taire un peu mon estomac même si j’ai la salive toute verte.

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16/08/2017 250 pages 19,80 €
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