Editeur
Genre
Littérature française
Je crois que l’avenir nous sera clément à tous.
Révolutionnaires et réactionnaires, victimes et exécuteurs, traîtres et trahis, la grande pitié s’étendra sur eux tous, quand le jour se lèvera enfin, dans notre ciel sombre !
JOSEPH CONRAD, Sous les yeux de l’Occident.
À Guido Leotta.
1
Vient le jour où l’enfance prend fin. Cela fait longtemps qu’Herschel Grynszpan m’accompagne. Le projet d’écrire son histoire est né à la mort de mon père.
Une neige fine et sèche tombe sur La Moraine. L’extrémité du Grand-Champ disparaît dans la brume. Il y a une centaine d’années, notre propriété s’étendait jusqu’à la Sarine. Le remaniement a transformé la campagne suisse, découpant et redistribuant les champs, ou les réaffectant à l’élargissement des réseaux autoroutier et ferroviaire. Plusieurs expropriations ont considérablement réduit notre domaine agricole. Seule la forêt est demeurée intacte. Elle se tient, verte et violette, au pied du Jura, forêt de longue attente, si souvent contemplée par la fenêtre quand j’étais enfant et trop faible pour quitter mon lit. Forêt profonde, impénétrable, terre de personne et terre promise.
Dans la pénombre de ma chambre, je cherche une position confortable, le dos calé par des coussins. Les rideaux et la moquette n’ont jamais été changés. Je m’abandonne au passe-temps de mes lointaines siestes, les yeux au plafond. Le plâtre s’écaille. Il évoque une carte délavée aux continents approximatifs, séparés par un océan de peinture sale, aux taches suggestives, créatures marines ou galions en procession, orientés vers les moulures encore plus délabrées, laissant apparaître un lambris sous-jacent et quelques clous rouillés, le tout enveloppé d’auréoles qui jaunissent à mesure qu’elles se resserrent autour de l’axe du lustre en bronze, dessinant alors une figure imposante, comme une tête couronnée après décapitation, sur un fond crasseux de paille, ou, comme à l’instant, quand le sommeil refuse de venir, une ombre enroulée sur elle-même, un embryon, peut-être, une oreille, une forme sans intérêt, un ennui, une corvée, des frais de rénovation trop longtemps différés.
J’ouvre une porte-fenêtre. Le ciel nocturne, la terre enneigée, contraires et complémentaires. Deux plans superposés. La Moraine et l’inamovible Plateau vaudois, semé de gros villages qui se prennent pour des villes, grêlé de résidences principales et secondaires, une morne étendue au pied des montagnes, quelques peupliers et camions, au loin, en file indienne ; plus loin encore, des cygnes mollement posés sur le lac Léman ; leurs yeux vides, en boutons de manchettes, tournés vers le pain que leur lancent les touristes abrutis par le voyage, grelottant avant de rejoindre leur hôtel, ou les autochtones qui déambulent sur les quais, en famille, le dimanche, abrutis par l’habitude. Socorro, notre vieille employée de ferme, m’appelle depuis le rez-de-chaussée. Le taxi est arrivé. Mon avion décolle à quatorze heures pour Tel-Aviv, la ville dont Herschel a tant rêvé, sans jamais l’atteindre.
Extraits
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