#Imaginaire

Légationville

China Miéville

Sur Ariéka, planète à l'air irrespirable aux confins du monde connu, Légationville est un comptoir commercial et une enclave humaine alimentée en oxygène. Ici, les Ariékans, appelés les Hôtes, et les Humains cohabitent en paix. Pourtant, la communication entre eux est délicate : les Ariékans, bien que parlant par deux bouches, ne connaissent qu'un niveau de langage ; le mensonge leur est inconcevable et toute forme de métaphore, inintelligible. Seuls les Légats, paire de clones humains élevés et appareillés en symbiose, peuvent échanger avec les Hôtes. Et un Légat improbable vient d'arriver en ville, chargé d'imposer les nouveaux plans du Brémen. Par tous les moyens.

Par China Miéville
Chez Fleuve Noir

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Genre

Science-fiction

À JESSE

 

 

Le mot doit communiquer quelque chose

(en dehors de lui-même)

Walter Benjamin – Sur le langage en général

et sur le langage humain

 

 

Les enfants de la Légation avaient tous vu arriver le navire. Ils le peignaient depuis plusieurs jours sous la houlette de leurs enseignants et de leurs parents-de-garde. On avait consacré l’un des murs de la salle à leurs idées. Il s’est écoulé des siècles depuis que le dernier vacuscaphe a craché des flammes comme ils se l’imaginaient, mais on a coutume de les montrer suivis de tels sillages de feu. Dans ma prime jeunesse, je les représentais ainsi.

J’ai scruté les barbouillis, tandis que le pilote qui se tenait à côté de moi se penchait lui aussi.

— Regarde, ai-je lancé. Tu vois ? C’est toi.

Un visage au hublot. Mon voisin a souri. S’inspirant de la silhouette stylisée, il a mimé un capitaine à la barre.

— Il faut nous pardonner. (Du menton, j’ai indiqué les décorations.) Nous avons des aspects provinciaux.

— Non, non, a-t-il assuré.

J’étais son aînée, et sur mon trente et un. Je semais de l’argot immer dans mes commentaires. Il adorait que je le prenne au dépourvu. J’avais le chic pour le faire.

— Enfin, a-t-il repris, ce n’est pas… Mais quel effet extraordinaire ! De venir ici… Dans les confins. Quand Dieu seul sait ce qu’il y a plus loin…

Il a tourné la tête vers le Bal des Débarqués.

 

Il existait d’autres célébrations (saisonnées, émergences, remises de diplômes et fêtes de fin d’année, les trois Noëls de décembre), mais les Bals des Débarqués étaient les plus importantes. Dictés par les caprices des alizés, ils restaient rares et irréguliers. Le dernier en date remontait à plusieurs années.

Les salons étaient bondés. Gardes, professeurs, médecins et artistes locaux y côtoyaient le personnel diplomatique. Il y avait des envoyés des hameaux extérieurs isolés, les fermiers-ermites. Et une poignée de nouveaux arrivants de l’hors, dans des tenues que chacun ne tarderait pas à imiter. L’équipage était censé repartir d’ici un jour ou deux : les Bals des Débarqués se tenaient toujours à la fin des visites, à croire qu’on célébrait à la fois une arrivée et un départ.

Le septuor à cordes en était à la moitié d’une tarentelle. Parmi les musiciens figurait mon amie Gharda. À ma vue, elle s’est excusée d’un froncement de sourcils pour ce morceau manquant de subtilité. Les jeunes gens des deux sexes dansaient, sources de honte patentées pour leurs patrons et leurs aînés – qui risquaient parfois un balancement ou une pirouette guindée drolatique, au grand ravissement des premiers.

Non loin de l’exposition temporaire de dessins d’enfants était accrochée la collection permanente des Salons Diplomatiques : huiles et gouaches, plats et trids représentant des Légats, des attachés – voire des Hôtes –, et égrenant notre histoire à rebours. Des grimpantes escaladaient les boiseries jusqu’à une corniche art déco où elles s’étalaient pour former un couvert épais. Les lambris étaient conçus pour leur servir de support. Le feuillage s’agitait – des vespcams en quête d’images à retransmettre.

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trad. Nathalie Mège
08/10/2015 500 pages 21,90 €
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