#Roman francophone

AU FOND

Philippe Artières

Comment rompre le silence traumatique d'une famille lié à la disparition brutale d'un enfant ? C'est la question que se pose Philippe Artières dans Au fond. Un narrateur qui lui ressemble tente de reconstituer les morceaux d'un puzzle épars et se sert de ses propres méthodes d'historien pour y arriver : il étudie le cadre géographique dans lequel évoluait sa famille au moment de la disparition de ce frère (les grandes forêts propriété de la famille depuis des générations) ; il enquête sur les houillères de Lorraine dans les années 1960, où son père, ingénieur, faisait carrière sans cependant devoir aller au fond de la mine ; surtout, il interroge sa mère sur ce frère aîné si tôt disparu. La douleur enfouie resurgit tout entière dans le récit de cette femme qui parle enfin : les longues journées jamais oubliées de la mort de l'enfant jusqu'à son enterrement, les voisins, la famille, le père anéanti, la petite soeur encore bébé qui oblige par sa présence à ne pas baisser les bras. Un récit qui vient s'entremêler aux voix des mineurs en grève et à celles des hommes de la forêt et qui donne vie à une région marquée au fer rouge par les combats sociaux.

Par Philippe Artières
Chez Seuil

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Editeur

Seuil

Genre

Littérature française

À mes sœurs Hélène et Cécile

 

 

Bien entendu, un historien, même s’il est un amateur, a toujours des documents. Le narrateur de cette histoire a donc les siens : son témoignage d’abord, celui des autres ensuite, puisque, par son rôle, il fut amené à recueillir les confidences de tous les personnages de cette chronique, et, en dernier lieu, les textes qui finirent par tomber entre ses mains. Il se propose d’y puiser quand il le jugera bon et de les utiliser comme il lui plaira. Il se propose encore...

Albert CAMUS, La Peste, 1947

 

 

Paris, automne 2013


Je sors de chez elle, ma seconde séance de la semaine ; je viens de lui serrer la main puis de lui remettre un billet froissé de cinquante euros ; elle me dit : « À mardi prochain. » Je n’ai pas envie de rentrer chez moi, j’ai besoin d’errer.

Je marche dans la ville. Rue Quincampoix, j’entre dans une galerie de photographie. L’espace est désert. Dans la deuxième pièce, je me retrouve soudain témoin d’une scène troublante. Ils sont deux, l’un derrière l’autre, debout, de dos, ils ont peut-être vingt ans ; on ne voit pas leurs visages, seulement leurs cheveux taillés pareillement ; leurs corps se ressemblent ; ils portent des vêtements identiques : une chemise de coton sous une paire de bretelles – sont-ils des frères jumeaux ? Dans cette forêt, les deux garçons paraissent hors du temps ; ils fixent tous les deux un point au loin ; dans la main de l’un d’entre eux pend une tronçonneuse rouge. Au second plan, un bel arbre, un chêne ; il est à terre ; ils viennent de l’abattre, il n’a plus de feuilles, comme tous les arbres environnants. C’est l’hiver. Au fond de l’image, on distingue de l’eau : un cours d’eau vaseux, un trou boueux ou bien une source. Nul ne saura jamais s’ils iront jusque-là ou resteront sur ce promontoire où ils se tiennent.

Je vais voir le galeriste et lui demande le prix de la photographie ; je sors mon chéquier et sans réfléchir lui fais un chèque de cinq mille euros. Il m’explique que je ne peux pas avoir l’œuvre maintenant mais qu’à la fin de l’exposition, je peux passer la chercher.

Pourquoi cette scène saisie par ce photographe m’a-t-elle troublé au point de vouloir la posséder ? Je ne connais pas ce bois, je n’ai pas foulé cette boue, je n’ai pas parlé à ces hommes ; on ne m’aperçoit pas sur l’image mais je suis là caché derrière un arbre. On ne voit pas l’enfant mais il est là à côté du photographe, on ne distingue pas le cadavre des morts et pourtant, ils demeurent là-bas dans cette terre remuée.

Et puis il y a cette autre photographie avec ces deux femmes ; elle est juste en face dans l’accrochage ; je les reconnais. Je les ai croisées à Cirey quand j’étais enfant. Le son de leurs voix se fait de plus en plus fort. Je ne comprends pas ce qu’elles disent, non qu’elles parlent une langue étrangère, mais parce qu’elles déparlent. Leurs voix me deviennent insupportables.

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03/03/2016 137 pages 16,00 €
Scannez le code barre 9782021220957
9782021220957
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