Editeur
Genre
Littérature étrangère
P R E M I È R E P A R T I E
L ’ E X O D E
1
S I G N E S
Le Coryphée : Pourquoi ce cri ? Quel monstre se forge dans ton âme ?
Cassandre : Ce palais sent le meurtre et le sang répandu.
Le Coryphée : Dis qu’il sent les offrandes brûlées sur le foyer.
Cassandre : On dirait les vapeurs qui sortent d’un tombeau.
ESCHYLE, Agamemnon
La saison des primevères était passée. À l’orée du bois, là où les arbres laissaient place à une clairière en pente douce, seules quelques taches d’un jaune décoloré subsistaient encore parmi les mercuriales vénéneuses et les racines de chêne. Un peu plus bas, au-delà d’une vieille barrière et d’un fossé envahi de broussailles s’étendait un pré, percé çà et là de terriers de lapins. Par endroits, l’herbe avait complètement disparu, et partout traînaient des chapelets de crottes entre lesquels rien ne poussait hormis la jacobée. Plus loin encore, un maigre cours d’eau disparaissait presque sous le cresson et le populage des marais. Un chemin pour charrettes le franchissait d’un petit pont avant de remonter l’autre versant jusqu’à un portail à claire-voie ménagé dans une haie d’épines.
Le crépuscule n’allait pas tarder et le soleil couchant de ce mois de mai empourprait les nuages. La pente sèche était constellée de lapins. Les uns grignotaient les rares brins verts autour de leurs terriers, tandis que d’autres osaient s’éloigner un peu, en quête de pissenlits ou d’une primevère oubliée. Assis bien droit sur une fourmilière, un guetteur surveillait les alentours, les oreilles dressées et le nez alerte. Il n’y avait pourtant rien à craindre, un merle sifflait tranquillement à la lisière de la forêt. De l’autre côté, aux abords du ruisselet, tout était dégagé et silencieux. La paix régnait sur la garenne.
Au sommet de la butte, non loin du cerisier où le merle chantait, les ronces dissimulaient presque entièrement plusieurs terriers. À l’entrée de l’un d’eux, dans la pénombre verte, deux lapins étaient assis côte à côte. Au bout d’un moment, le plus gros se mit en mouvement, longea discrètement le fourré avant de s’aventurer dans le fossé pour réapparaître dans la prairie. Quelques instants plus tard, l’autre vint le rejoindre.
Le premier s’immobilisa dans un rayon de soleil et se gratta l’oreille avec la patte arrière. Même s’il avait à peine un an et devait encore achever sa croissance, il n’avait pas cet air perpétuellement paniqué qu’affichent la plupart des « périférés » – les jeunes lapins qui, n’étant ni bien nés ni d’une taille ou d’une vigueur exceptionnelles, sont brimés par leurs aînés et relégués en bordure de la colonie, où ils vivent comme ils peuvent, le plus souvent à la belle étoile. Celui-là paraissait dégourdi. Il y avait quelque chose de vif et d’intelligent que ce soit dans ses gestes ou dans les regards qu’il jetait autour de lui tout en se frottant le nez. Une fois assuré qu’il n’y avait aucun danger, il baissa les oreilles et enfonça son museau dans l’herbe.
Extraits
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