I
Ce mois de juin 1960, l’hiver austral s’installe et prend ses aises, obligeant le soleil paresseux à se lever tard et à se coucher de fort bonne heure. Mais durant le jour, l’étoile brille de mille feux sur l’île de La Réunion et la température reste clémente. Ainsi en cette saison, elle atteint les 25 degrés aux abords de la Côte aux Vents.
Le chemin qui conduit à Bras-Panon longe une plantation. Les tiges de canne à l’écorce épaisse et cireuse s’élancent vers le ciel et sous les alizés, leur panicule argentée s’agite en un ballet d’une languide élégance. Si la récolte n’est pas trop hâtive, un duvet blanc et soyeux couvrira bientôt les longues feuilles effilées.
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À l’orée de la plantation, Anne-Marcelle est aux aguets…
Elle a la peau mate, les cheveux crépus des filles de là-bas, et ses narines palpitantes ainsi que sa bouche charnue expriment la ténacité. Plutôt grande pour ses seize ans, jolie au point de faire tourner les têtes d’hommes plus âgés, elle est déterminée à accoster le conducteur de la Jeep qui va surgir sous peu. Son cœur bat plus qu’à l’ordinaire, car l’homme en question est le patron de la plantation, celui qui, socialement parlant, fait la pluie et le beau temps sur une grande partie du Nord de l’île. La démarche est audacieuse.
Un moteur diesel fait entendre au loin ses vrombissements acerbes, troublant l’imposant silence qui règne sur cet endroit. Empanachée du nuage de poussière qu’elle soulève, la silhouette de la jeep pointe à l’horizon et arrive rapidement à la hauteur de la jeune fille. Cette dernière tente d’arrêter le conducteur par des gestes hardis, mais celui-ci, à croire qu’il ne l’a pas vue, continue sa route !
Ce comportement ne fait qu’attiser la rancœur d’Anne-Marcelle. Fermement décidée à lui parler, elle le contraindra à s’arrêter à la prochaine occasion.
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Le lendemain à la même heure, la voici campée au même endroit, bras tendus vers l’avant, paumes des mains face au chemin. C’est une manière très insolente d’entraver le passage à Monsieur : ainsi le nomme-t-on ! Il fait mine de continuer sa route, mais l’immobilité d’Anne-Marcelle l’oblige à stopper la jeep. Quelques centimètres les séparent. Il vocifère alors, et c’est de façon grossière qu’il manifeste son mécontentement :
– Pour qui te prends-tu, morveuse, pour oser me barrer la route ? Tire-toi d’ici !
La jeune fille manifeste son désir de vouloir lui parler. Elle ne se déloge pas du milieu du chemin et prétend qu’elle veut simplement lui rappeler ce qu’en fait il sait déjà. Alors, l’homme descend de son véhicule, et prenant Anne-Marcelle par le bras, la pousse avec violence. Ses cinquante ans ont fait de Monsieur un homme robuste, et c’est tout juste s’il ne l’a pas soulevée d’une seule main. Elle se retrouve projetée en l’air et se laisse retomber au risque de se faire réellement un mauvais coup. Monsieur repart. Puis, découvrant dans le rétroviseur que la fille est restée prostrée sur le sol sablonneux, il enclenche la marche arrière et revient près d’elle.
Extraits
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