#Imaginaire

Plus de morts que de vivants

Guillaume Guéraud

8 heures du matin, vendredi 17 février, dernier jour de cours avant les vacances d'hiver pour les 647 élèves du collège Rosa Parks. Certains ont les traits fatigués ou les intestins en vrac parce que la grippe ou la gastro ne les a pas épargnés. Mais faut croire que tous ont déjà la tête en vacances et qu'ils considèrent cette journée comme une simple formalité. Sauf que le portail du collège qui se ferme sur eux n'est pas prêt de rouvrir. Un nez saigne, une touffe de cheveux tombe, de minuscules boutons apparaissent sur un bras. Personne ne s'inquiète de ces détails alarmants. Tous ignorent qu'un virus fulgurant se fraye un chemin dans les couloirs du collège en infectant les cellules de leurs organismes. Bientôt, ils vomiront du sang, ils perdront leurs dents... Oui en sortira vivant ?

Par Guillaume Guéraud
Chez Editions du Rouergue

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Genre

12 ans et +

chapitre 1

Aucune menace dans l’air. Juste le froid coupant de février. Qui glaçait les mains. Qui gelait les oreilles jusqu’à les rendre cassantes. Et qui tailladait les poumons à chaque inspiration.
Matt remonta le col de son blouson. Il avait oublié son écharpe. Il avait oublié ses gants. Il avait oublié son devoir de maths et son carnet de correspondance.
– Comme on se les pèle ! vociféra Nino en le rattrapant à l’angle de la rue.
Ils se serrèrent la main. Trop vivement. Leurs doigts rouges et secs faillirent se briser net.
De la buée leur sortait de la bouche. Aussi compacte que du blizzard.
– Ça va ?
– Ouais. Mais j’ai carrément cru que j’allais crever !
Nino sortait de la grippe. Cloué au lit quarante-huit heures. Avec l’impression qu’on lui jetait des plaques de fonte sur tout le corps. Que son drap était un camion qui lui roulait dessus. Que le plafond de sa chambre se refermait sur lui comme le couvercle d’un sarcophage garni de pointes.
Ils traversèrent la rue surchargée de bagnoles. Entre les gaz d’échappement et les coups de klaxon. Apercevant les visages de quelques conducteurs aussi mal réveillés qu’eux derrière les pare-brise.
– Et toi ?
– Ça ira mieux ce soir… sourit Matt.
Parce que ce soir, enfin les vacances, la glandouille, les cordes de sa guitare à chatouiller et la dernière saison de Dexter à mater tranquille.
– Et Charlotte ? fit Nino. Elle est où ?
Charlotte et Matt se rendaient habituellement ensemble au collège. Et ils ne se quittaient pas d’un pouce jusqu’au soir. Sauf qu’elle n’était pas là ce matin.
Nino avait peut-être raté un épisode :
– Vous vous êtes embrouillés ? Elle t’a laissé tomber comme une merde ?
– Arrête tes conneries, espèce de mytho, elle est pliée en deux au fond de son lit ou au-dessus de ses toilettes…
Matt sortait avec Charlotte depuis plusieurs mois. Depuis la soirée que Nino avait organisée en novembre. Mais elle était malade depuis hier.
– Qu’est-ce qu’elle a ?
– La gastro. Tu veux des détails ? Elle vomit des grumeaux et elle chie de l’eau !
L’épidémie était apparue en début de semaine. Retournant les estomacs sans prévenir. Alors que la vague de grippe commençait juste à refluer.
– Trop romantique ! s’esclaffa Nino. Merde alors, t’as pas intérêt à l’embrasser !
– Je crois pas que ça s’attrape avec la langue…
– Même si tu lui lèches le cul ?
– Pauvre con !
Des élèves patientaient devant les grilles du collège. À fumer. À se la jouer « on assure » et « on vous emmerde ». À traîner des pieds comme si ça pouvait retarder l’heure de la sonnerie.
Essentiellement des 3èmes comme eux. Toujours les mêmes. Jordan. Youri. Le petit Léo. Et des 4èmes. Kévin. Tom et Loris. Manquait que Slimane pour que cette bande de branleurs soit au complet.
Matt et Nino les saluèrent mollement d’un signe de tête et pénétrèrent dans la cour.
Il ne faisait pas meilleur de l’autre côté du portail. Du givre recouvrait le sol. Des milliers de paillettes sur le béton. Des reflets de verre sur les montants des cages de hand. Et comme une couche de laque vitrifiée sur le métal rouillé des bancs.
Pas un souffle de vent mais le froid était partout. Dense et incisif. Aussi dur que les arêtes d’un bloc de glace.
Nino repéra Cess près du muret qui séparait la cour et le parking. Ses longs cheveux bruns. Ses yeux noirs. Ses mouvements fluides.
Un petit cercle s’était formé autour d’elle. Observant ses enchaînements. Flexions et extensions. Pliés et jetés. Ses épaules qui ondulaient et ses bras qui naviguaient. Même ceux qui la traitaient de « Chinetoque » étaient scotchés par ses mouvements.
– À quoi elle joue ? demanda Nino.
– On donne une repré demain soir au conservatoire… lui dit Julie.
Cess et Julie prenaient des cours de danse ensemble six heures par semaine. Elles savaient faire le grand écart et lever les jambes bien plus haut que leur tête.
– Je m’entraîne pour pas rouiller avec ce froid ! expliqua Cess. Je veux pas ressembler demain à un pingouin patinant sur la banquise !
Julie sourit :
– Ouais, t’as raison, vaut mieux que tu te ridiculises toute seule ce matin au collège devant un public qui paye pas sa place.
Blonde, les cheveux courts, les yeux bleus, grande et fine. Julie était physiquement tout le contraire de Cess. Mais « les deux font la paire ! » commentaient régulièrement les profs. Parce qu’elles passaient leur temps à rigoler et à chahuter ensemble.
Tout le monde trouvait Julie belle et marrante. Tout le monde ne trouvait Cess que marrante. À part Nino.
– La valse des pingouins ! lança Fab à ceux qui étaient rassemblés là. Demain soir à 20 h 30 au conservatoire de danse !
Il cligna d’un œil vers elles :
– Je fais bien votre promo ?
– C’est ta connerie qui est en promo, on dirait ! lui renvoya Cess. Et c’est dans ton cul que valsent les pingouins !
Ça fit marrer tout le monde. Même Fab.
Fab, le copain de Julie, qui faisait de l’escalade en club avec Matt. Matt qui maîtrisait la guitare et qui sortait avec Charlotte. Charlotte la meilleure amie de Cess et de Julie. Julie qui dansait avec Cess. Cess qui pratiquait aussi l’escalade avec Matt et Fab.
Et Nino. Nul en danse, nul en guitare, nul en escalade. Nino qui trouvait Cess plus que belle. Quand elle riait. Ou quand elle souriait seulement. Même quand elle avait les lèvres bleuies par le froid comme maintenant. Ou même quand elle était de dos assise plusieurs rangées devant lui en classe. Et quand elle dansait.
Il l’avait déjà vue sur scène avec Julie. Pendant les vacances de Noël. Et ça lui avait plu. Il n’avait rien compris mais ça lui avait plu.
– Je viendrai… il assura.
– Pas moi ! se vanta Fab. J’ai mieux à faire pendant les vacances !
Mais ce gros malin suivrait forcément Julie parce que, comme disait Cess, « il se chie dessus dès qu’il ne la voit plus ».
Nino frissonna. Pas de froid. Juste à cause des lèvres de Cess. Quand elles se posèrent sur ses joues pour le saluer. « Ça va Nino ? » Le cœur de Nino en surmultiplié. Les joues soudain brûlantes. Contre les lèvres de Cess. Ses lèvres douces. Et bleues. Et leur contour vert. À cause du froid.
– Qu’est-ce que tu regardes ? elle le bouscula.
– Tes lèvres, merde, c’est bizarre…
– Quoi ?
– Elles sont vertes et bleues, on dirait un zombi.
Voilà le seul genre de compliment qu’il était capable de faire, merde, il aurait pu se rattraper en avouant qu’il regardait ses lèvres juste parce qu’il avait peur de la regarder dans les yeux, parce qu’il avait peur qu’elle lise dans les siens, parce qu’il avait peur qu’elle se foute de lui, voilà, même si la peur n’avait rien à voir avec ça, la peur au sens propre, dans tout ce qu’elle a d’effroyable, il ne la connaissait pas encore, la véritable peur, pas la crainte ridicule qui retenait un garçon de sortir avec une fille, mais la peur qui hérisse les chairs et qui broie les os, il la découvrirait plus tard et il se rendrait alors compte que celle-là ne valait rien, mais tout ça il l’ignorait encore, alors il ne dit rien, juste parce qu’il était trop timide ou trop con.
– Toujours aussi sympa ! remarqua Cess.
Et elle qui envoyait bouler tout le monde n’osait jamais le remettre à sa place, ça signifiait bien quelque chose, c’était évident, mais visiblement pas pour lui, juste bon à déconner, à peine capable de la frôler, comme si les lèvres de Cess cachaient un quelconque danger, alors qu’il n’y avait rien d’inquiétant dans ses lèvres bleues, de simples stigmates anodins, une banale réaction épidermique au froid, le danger, le vrai, celui qui fige et qui accélère tout, celui qui déchausse les dents, qui charrie des tombereaux de sueur et de tremblements, le réel danger, avec tout ce qu’il saccage et tout ce qu’il écrase, viendrait plus tard, même si personne ne l’envisageait.
Cess tira un stick de Dermophil indien de sa poche et se le passa sur les lèvres.
Nino regarda ailleurs. Il aperçut Mlle Heatherbarrow traverser la cour. La prof d’anglais qu’il surnommait « Suce-mon-barreau ». Enceinte jusqu’aux yeux. Personne ne pouvait la manquer.
La plupart des élèves s’étaient réfugiés sous le préau. À sauter d’un pied sur l’autre pour tenter de se réchauffer. Un pied ici et l’autre déjà en vacances. À se raconter le tas de trucs qu’ils allaient faire dès demain. La tête déjà sur les pistes de ski ou ailleurs, alors que leur journée de classe n’avait même pas commencé, comme si ce dernier jour ne comptait pas ou ne leur servait à rien de plus que prendre leur élan.
Rien de palpable. Juste les nappes de buée provoquées par la cacophonie. Si épaisses qu’on aurait presque pu les toucher. Rien de plus.
Deux ou trois résidus de grippe, peut-être. Et quelques symptômes de gastro, ici et là. Mais rien de surprenant. Rien de flagrant.
Aucune raison de s’affoler. Aucune raison de craindre quoi que ce fût.
Et pas l’ombre d’un présage, pas de manifestation étrange, pas la moindre trace de phénomène annonciateur ou prophétique, comme on peut parfois en entendre dans les histoires ou en voir dans les films, un amoncellement inattendu de nuages noirs par exemple, ou les cloches des églises alentour qui sonnent à toute volée, tous les chiens de la ville qui se mettent à hurler sans raison à l’unisson, ou encore d’inexplicables nuées d’oiseaux qui traversent le ciel, non, rien de tout ça.
Aucune raison d’envisager le pire.
Il y eut pourtant trois signes avant-coureurs dès 8 heures. Trois détails. Pas vraiment clairs et évidents. Mais pas insignifiants non plus.
Corentin, un garçon de 6ème, saigna du nez. Presque rien. Un mince filet de sang. Au niveau de sa narine droite. C’était la première fois que ça lui arrivait. C’était la première fois que ça lui arrivait mais il ne paniqua pas. Il pencha la tête en arrière et se colla un morceau de Kleenex dans la narine.
Yasmine, une fille de 5ème, se passa la main dans les cheveux et, quand elle la retira, une mèche lui resta entre les doigts. Une mèche de beaux cheveux brillants. Elle se serait certainement affolée si elle s’en était aperçue. Mais elle ne remarqua rien. Trop de monde et trop d’agitation. Elle souleva son cartable et sa mèche de cheveux tomba sur le sol sans que personne n’y prête attention.
Et Fab, le roi de l’escalade, le balèze et grand Fab, sentit son poignet gauche le démanger. Il se gratta par-dessus la manche de sa polaire. Ça ne le soulagea pas. Il souleva sa manche et examina son poignet. Un minuscule bouton rouge. Il le gratta doucement. Avec l’ongle de son index droit. Trois minuscules boutons rouges. Il gratta encore. Huit minuscules boutons rouges. Merde, il se dit, c’est quoi ce nouveau truc ? Fab avait l’habitude de choper des allergies. Avec des éléments aussi variés que le pollen, les poils de chat ou les fruits de mer. Il rabaissa sa manche et laissa filer.
Quelques boutons. Une mèche de cheveux. Un mince filet de sang.
Rien d’alarmant.
Personne ne s’en rendit même compte.
Normal.
Ça se bousculait. Julie riait. Ça vannait. Matt envoyait un texto à Charlotte. Ça fusait. Cess méditait dans son coin. Ça délirait. Nino regardait Cess du coin de l’œil. Ça trépignait.
Et la sonnerie retentit avec le même timbre que d’habitude.
Vendredi 17 février – 8 heures
Les titres du journal de France Info :
Le froid a fait trois nouvelles victimes cette nuit en France, trois sans-abri morts d’hypothermie, à Paris, à Lyon et à Orléans. Services d’accueil et centres d’hébergement dépassés, Croix-Rouge et Urgences médicales débordées, le président de la Fondation Abbé Pierre en appelle à la solidarité et à la générosité de tous, vous l’entendrez dans ce journal.
Le froid, la neige et le verglas, qui paralysent maintenant depuis six jours la capitale, qui ralentissent les transports, qui gèlent toute une partie de l’économie, obligent également le gouvernement à revoir ses prévisions de croissance à la baisse.
Mais le froid et la neige ne font pas le malheur de tous. Le taux d’enneigement des stations de sports d’hiver n’a jamais été aussi haut depuis vingt-cinq ans. Et, dès ce soir, les scolaires de la zone B pourront en profiter car ils seront en vacances.
Le froid, le froid, et encore le froid, mais plus pour longtemps car, à la fin de ce journal, Jacques Kessler de Météo France nous annoncera enfin une amélioration des températures pour demain.
Vendredi 17 février – 8 heures
SMS de Matt à Charlotte :
Je me les gèle :-(
et tu me manques ;-)
Bizzz
chapitre 2

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04/03/2015 251 pages 13,70 €
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