Editeur
Genre
Littérature française
La joie est plus grande que la Loi.
ERNST BLOCH
PARDON
Je demande pardon à mes confesseurs qui ont cherché, lorsque j’étais enfant, à m’apprendre le catéchisme, pardon à mes ancêtres qui ont suivi l’enseignement de Rachi, le chemin de la juste interprétation de la Loi, qui ont cru, un temps, dans la venue du faux messie, pardon à ceux qui ont cru dans les fables des Livres saints, pardon à ceux qui persistent à lire dans la Genèse autre chose qu’un poème, pardon à Dieu, s’il existe, de m’être laissé aller aux joies de la confusion. Je demande pardon, particulièrement, à tous ceux qui ont gardé une foi suffisante dans la vérité, pardon aux scientifiques, spécialistes des champs que ce livre traverse comme un piéton sans regarder, pardon aux tenants de l’esprit de sérieux pour la bouffonnerie, parfois, qui inspire ces pages, pardon d’avance pour tous les liens qui se sont tissés, souvent malgré moi, dans les pages de ce livre. Je demande pardon à ceux que ce livre rebute, parce qu’il profane une connaissance établie, une croyance ancestrale, un dogme religieux, pardon à ceux qui verront dans les lignes qui vont suivre autre chose que ce qui est écrit, pardon d’être ce que je suis, le produit d’un monde où le langage a fini par user les capacités anciennes de la distinction, un monde où j’ai grandi, dans l’indifférenciation du laid et du beau, du vrai et du faux, pardon à ceux qui refusent l’alchimie présente, brouillonne des valeurs. Je demande pardon à ceux qui s’accrochent aux origines, à la terre, parce qu’ils peinent à apprendre à voler, pardon à ceux qui tiennent pour acquis que Dieu, au commencement, sépara les éléments, les espèces et les sexes, pardon d’avoir confondu le jour et la nuit. Je demande pardon à ceux qui se battent pour que l’humanité conserve, dans l’avenir, les contours que nous lui avons connus par le passé, pardon, car jamais, en écrivant ce livre, je n’ai voulu présumer du démon qu’il y avait dans l’effacement des anciennes frontières. Je demande pardon, enfin, aux tenants de la tristesse, de la déploration. Elles me semblent si aisées, si confortables, que je n’ai pas voulu m’y reposer.
Parce que le temps aide à saisir le sens d’un acte, je vois aujourd’hui plus clairement dans les motifs qui m’ont conduit à écrire ce livre. Ce fut, pour moi, une façon de ne pas céder à la mélancolie, de lutter contre la pente intime, agréable, du regret. La contemplation du passé, de ce qui disparaît dans le processus étouffant, sauvage de la modernité, est, à bien des égards, un pli de l’habitude et j’aurai bien le loisir de m’y laisser prendre, plus tard, en vieillissant. Mais pour l’heure, j’ai voulu voir si j’étais capable de reconnaître la vitalité de nos métamorphoses, l’alliance d’énergie et d’effondrement, de colère et de joie qui accompagne les fusions du monde nouveau ; en somme, toute l’énergie de notre furieuse confusion. Je me suis dressé contre notre inclination collective au chagrin, à la tristesse et au regret des hiérarchies perdues. J’ai voulu lutter contre la déploration qui me semble, dans ces instants ovidiens d’intense métamorphose, un pli littéraire facile, bien aisément émouvant. Je crois comprendre que c’est, entre autres raisons, pour cela que j’ai choisi l’objet-personnage d’un livre pour l’histoire qui va suivre. Un livre, oui, comme personnage. Car le livre, lui aussi, se métamorphose. Il s’incarne, se désincarne, accède à l’immatière, tremble de pouvoir mourir ou sombrer dans l’oubli, et certains disent : « Ça y est, c’est la fin. La fin de la littérature et la fin du livre. » C’est à mes yeux une des explications les plus incontournables de notre inclination à la mélancolie : nous ressentons l’imminence d’une disparition, et c’est tout le filtre des regards, des expressions qui nous paraît contaminé par l’ombre de cette fin. Les mots, les visages et finalement les livres. L’écrivain, alors, accomplit presque malgré lui les figures attendues du regret. Il se vit comme la dernière lumière, le gardien de la mémoire, l’excavateur des époques, des objets révolus, le tenant de la musique des jours d’avant. Son destin si lié à l’objet qu’il a aimé et connu, le livre, lui paraît obscur, sombre comme la nuit. Il fantasme la barbarie des jours sans livre. Et cependant, je crois qu’il faut rire de ces idées confortables, les mettre à l’épreuve du temps, et célébrer, à rebours, la force, la résilience de cette forme que l’on appelle roman. Repousser le chagrin, le tenir en réserve. Dans cette histoire, c’est ce que j’ai fait : j’ai retenu le plus longtemps possible l’instant de la déploration, essayé d’accueillir, sans condamner, nos métamorphoses.
Extraits
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