J’avais promis de t’écrire pour tout te raconter mais depuis des jours je tourne en rond, j’écris et je jette. Une lettre comme celles d’autrefois : j’aime écrire à la main. Il y a si longtemps que je voulais t’écrire, mais impossible de laisser quelque chose qui pourrait tomber entre leurs mains. Les lettres se nouent et forment des mots dans ma tête. Bruissent. J’aime ce chuchotement de la plume sur le papier. Elle le caresse, l’égratigne, fait surgir des mots cachés, prisonniers. Comme ces noms que je comptais sur les doigts de la main gauche : ceux des nôtres, et sur la main droite ceux de nos ennemis. Des noms que je répétais sans cesse, comme une lente litanie, une prière païenne. Je m’en souviens encore et il y aura bientôt vingt-sept ans, depuis ce 16 septembre 1976 où j’ai commencé à les mémoriser.
Mais je continue à tourner en rond. J’ai déjà supprimé tant de phrases que j’ai dû déchirer la première page parce qu’elle était devenue incompréhensible. J’écris et je rature.
Par où commencer ? Par l’enfance ? Famille argentine où se sont entremêlées sans grandes difficultés traditions créoles et françaises. Frères et sœurs, livres, maison avec jardin, catholiques modérés, lycée français. Par l’éveil à la sensibilité sociale, un militantisme précoce ? Mon premier amour, Lucho, un militant des FAR1, sept ans de plus que moi. L’entrée à la faculté de médecine et un enthousiasme pour ce métier que je n’ai jamais perdu, malgré les labyrinthes de ma vie. Le classique scandale quand j’ai fui la maison familiale. Papa a été effaré en découvrant que sa fille était une guérillera. Je l’ai affronté : c’était lui qui m’avait appris à être conséquente avec mes principes, c’était ce que je croyais, le monde pour lequel je voulais lutter. Un monde plus égalitaire.
Je sais que tu as du mal à comprendre cette passion qui nous poussait à la lutte, Matías, tu l’as montré dans tous nos échanges par Internet. C’étaient des moments merveilleux, on croyait vraiment que ce qu’on faisait pouvait changer le monde.
L’idée n’est pas de te raconter ma vie pas à pas. Je vais directement au moment où “je t’ai quitté” ? Tu as écrit : elle m’a abandonné deux fois. Mais c’est une décision que je n’ai pu prendre qu’une fois. Quand nous nous sommes séparés la première fois, je n’ai pas eu le choix. L’occasion s’est présentée de te faire sortir de là, de te sauver. Et je l’ai saisie, quel qu’ait été le prix à payer pour t’arracher à l’ESMA2, je l’aurais payé.
La deuxième fois a été un choix, jusqu’à un certain point. J’y ai beaucoup réfléchi et j’ai considéré que c’était le mieux, ou le moins pire. Pour toi et aussi pour moi. J’ai fait ce que j’ai pu, Matías, la seule chose que je pouvais faire avec la vie qui était devenue la mienne.
Je rature de nouveau, n’essaie pas de comprendre les paragraphes que j’ai supprimés. Je me suis trop étendue en argumentations et je tiens surtout à te transmettre les faits. Commençons par la première séparation et ce qui nous y a conduits.
Extraits
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