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Genre
Littérature française
À mes filles, si belles
Leurs ailes sont les miennes, rien n’existe
Que leur vol qui secoue ma misère
PAUL ÉLUARD, « Leurs yeux toujours purs »,
in Capitale de la douleur.
Tant de nuits ont passé depuis celle où le bébé est arrivé, où William est parti.
Allongée dans son lit, elle se tient les yeux grands ouverts dans l’immensité noire, les jambes raides comme deux spatules de bois. La couette est remontée à la limite inférieure des cils. Il fait nuit dans la chambre, à peine, le long de la fenêtre dont les stores sont baissés, un filament de lumière blanche perce-t-il la matière de l’obscurité.
Maria ne dort pas alors qu’il est sûrement très tard, peut-être quatre heures du matin ou même cinq heures ou même trois, la nuit la pente est trompeuse, elle dévale et puis ralentit au moment où l’on voudrait que le temps s’accélère.
De toutes ses forces, elle essaie de ne pas penser et fait remonter du fond de sa mémoire une méthode pour dormir indiquée autrefois par Céline. Il s’agit de visualiser l’une après l’autre les parties de son corps pour les laisser prendre la place des raisonnements parasites qui aspirent le sommeil. Pieds, chevilles, mollets, genoux – et il faudrait continuer pour faire le tour d’un corps avec lequel le contact semble perdu depuis des mois, des années.
Maria s’efforce d’échapper à ce qui gronde en elle, voudrait basculer en arrière, mais c’est trop difficile. Ventre et côtes et poumons et seins ont perdu leur stabilité, ils flottent dans un corps en gelée qui se mêle au drap, au matelas, à la dense opacité de la pièce.
Elle doit lâcher prise, elle sait qu’elle est déjà, qu’elle est encore, en train de réfléchir et qu’un mot va jaillir dans l’obscurité. Lorsque celui-ci sera prononcé, il faudra se lever. Elle le sent comme elle sentirait une douleur se hisser, un vomissement prochain.
Ça vient. Sous le tissu fleuri, Maria ouvre la bouche, dégage son menton et articule enfin. Les mots sont deux et très simples, ils écartent le noir.
Les oiseaux.
Ces seules syllabes la font se rassembler d’un coup, comme elle l’avait prévu. Pieds, chevilles, mollets, genoux, bassin et ventre et côtes et poumons, seins, épaules, cou, tête et bras. Un corps vieux de cinquante-huit ans. Celui de Maria, retrouvant le flux de son sang.
Elle se lève. Dans la salle de bains, elle allume la lumière, cligne des yeux, éblouie, ouvre en grand la porte du placard, dirige ses pas vers le salon pour en revenir aussitôt, remorquant une chaise au bout de son bras nu. Elle y monte et étire chaque centimètre de son squelette vers l’étagère supérieure. Elle ne pense à rien, elle grandit, elle est dans les gestes.
Presque neuve bien qu’ancienne, poudrée d’une mousseline de poussière, la valise est ouverte au milieu du lit.
Tant de questions viennent à l’esprit dès lors qu’il s’agit de préparer son bagage. Choses inutiles, choses à ne pas oublier.
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