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Genre
Littérature étrangère
L’été, on installait les tables de la tchaïkhana sous les immenses peupliers argentés près de la gare. L’année où la guerre éclata, il y avait également cinq supas sur le sol. Il restait de moins en moins de monde à l’ombre des peupliers : les habitants de Guilas étaient partis au front, les blessés et les fuyards n’étaient pas encore arrivés. Il y avait Oumarali l’Usurier, réformé pour avoir pris seize kilos pendant son séjour en prison, avant le conflit, et aussi Tolib le Boucher, qui, à l’époque, comme pour faire baver d’envie Oumarali, était si maigre qu’on lui confiait le dépeçage et la distribution de la viande rationnée : on pouvait être sûr qu’il ne serait pas tenté de s’en mettre plein la panse. Pourtant, Boïkouch la Bigleuse avait bien dit, à l’époque, qu’un homme qui n’avait que la peau sur les os serait incapable de veiller au bien-être des autres. À l’aube, apparaissait sous les peupliers Koutchkar la Tchéka, auquel Oppok la Belle avait un jour crevé un tympan en lui tapant dessus, si bien qu’aujourd’hui, il n’avait qu’une oreille pour faire son travail de mouchard.
Le matin, tous les trois occupaient leur supas, bien séparés, afin que personne ne pût les soupçonner de comploter ; glissant une petite boule d’opium sous leur langue, ils fermaient leurs paupières enflées en attendant soit l’aube, soit des rêves, soit le train de 7 h 12 et le Bureau des informations de Guilas.
Parfois, le doux bruissement des feuilles chauffées par le soleil était interrompu par des remarques d’Oumarali l’Usurier, dont la grosse tête s’appuyait sur un poing de la taille d’un gant de boxe.
« Il paraît que les Allemands sont tout près. Hier, Oktam le Russe a dit qu’on en avait aperçu un à Tchengueldy... »
Quelques minutes passaient, pendant lesquelles on n’enten- dait à nouveau que le chuintement des feuilles ; puis, Tolib le Boucher prenait la parole. Deux mouches qui venaient de se réveiller rampaient déjà sur son visage exposé au soleil :
« S’ils viennent du côté du Kazakhstan, ils arriveront forcé- ment par le chemin de fer... »
Nouvel instant de silence et, ayant enfin enregistré ces infor- mations de son unique oreille, Koutchkar la Tchéka, ratatiné comme un abricot sec, ajoutait :
«S’ils arrivent de Guilas, ils passeront fatalement par la tchaïkhana... »
Une longue pause s’ensuivait, rompue par le grincement des traverses de bois ou les craquements des gros troncs de peupliers, qui semblaient annoncer un lointain écho : un train approchait... ou étaient-ce les Allemands ?
« Parpi le Serpent est un malin. Il leur servira du pilaf, pas vrai?»
Oumarali l’Usurier s’en léchait la moustache qu’il avait mons- trueuse.
Le vent soufflait. Les minutes passaient. Le chétif Tolib ajou- tait son grain de sel :
« Et avec de la viande par-dessus le marché ! »
Enfin, Koutchkar la Tchéka tressaillait au sifflement de la locomotive dans le lointain, comme si quelqu’un lui avait crié : « Garde-à-vous ! » Il concluait, impassible : « Il les volera, ce salaud. Il prendra aux Allemands tout leur argent, leur or. Il leur servira à manger, les baratinera et les dépouillera... »
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