La valeur littéraire d’une œuvre et son capital médiatique forment un drôle d’attelage, n’est-ce pas ? L’un ne va pas sans l’autre. Votre blog, toujours aussi surprenant, montre combien il est difficile de connaître et de faire connaître ceux qui n’ont pas eu de valeur médiatique ajoutée. Ce capital médiatique pèse plus lourd aujourd’hui que par le passé. Vous connaissez ce bon mot d’un éditeur : « Devenez célèbre, vous écrirez ensuite ». Se créer un potentiel médiatique, tel est le souci majeur des éditeurs, ce qui est normal, et des écrivains, ce qui pose problème. Quand ce souci l’emporte sur le travail littéraire, la littérature n’obéit plus à ses propres lois. Un succès médiatique sans valeur littéraire est d’ailleurs un événement de société, ce qui est mieux que rien et peut nourrir son homme (ou sa femme) pendant longtemps. Ces réflexions inspirées par le cas Sagan m’ont conduit à Romain Gary. C’est un drôle de monument : se jugeant victime de son capital médiatique, cet écrivain s’est inventé un double inconnu.
Le 30/06/2011 à 08:27 par Les ensablés
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30/06/2011 à 08:27
Par Laurent Jouannaud
Le prix Goncourt a été attribué à Romain Gary en 1956 pour Les racines du ciel et à Emile Ajar en 1975 pour La vie devant soi. Vous savez qu’il s’agit du même homme : Gary, auteur à succès et à scandale, avait pris un pseudonyme, et sous ce nouveau nom, il a réussi une seconde carrière littéraire ! Deux fois le Goncourt ! Deux fois le gros lot ! Le Goncourt de 1956 était allé à un homme connu : Romain Gary était diplomate et avait déjà publié. Mais son potentiel médiatique se démultiplie pour les raisons suivantes. Romain Kacew était né en 1914 à Wilno (Pologne ou Russie ou Lituanie, selon les âges), de mère juive : à quatorze ans, il émigre en France. En 1935, il est naturalisé. En 1940, Romain Kacew ne se trompe pas : il rejoint Londres, devient aviateur, Compagnon de la libération, Croix de guerre, Médaille de la Résistance. Il prend à cette époque le nom de Romain Gary.
Sa carrière ne quittera pas les sommets et ce sont les années où capital médiatique (journalisme, cinéma, femmes) et valeur littéraire interfèrent. Bien des auteurs à succès sont les dupes de leur réussite, pas Gary. Il a des doutes sur ses nouveaux romans. La critique de gauche attribue à son passé gaulliste toujours réaffirmé ses succès de vente. Il se demande s’il trouverait un éditeur et un public avec un roman anonyme et un nouveau style. C’est ici qu’il faut admirer Gary : la baderne littéraire que la machine Gallimard faisait parfaitement tourner redevient un matelot de l’écriture et lance sa bouée à la mer. Il sait qu’on n’écrit librement que dans le noir et le silence. Il s’appelle maintenant Emile Ajar : il écrit Gros Câlin, puis La vie devant soi dont le succès est énorme. Un prix littéraire génère immédiatement du capital médiatique, surtout le Goncourt. Le buzz, en 1975, n’a pas grand-chose à se mettre sous la dent mais tourne quand même : cet auteur inconnu, qui est-il ? est-ce le pseudonyme d’un auteur connu ? pourquoi se cache-t-il ? quel talent ! quelle originalité ! Romain Gary propose à son neveu d’endosser la paternité de La vie devant soi : lui-même assiste en spectateur à la médiatisation de son œuvre et de son faux auteur. Emile Ajar et Romain Gary continueront à publier parallèlement, chacun sous son propre nom, pendant cinq ans. Pourtant, en 1980, âgé de 66 ans, Romain Gary se tire une balle dans la tête.
Le suicide, cher Hervé, voilà du capital médiatique assuré : c’est un capital mérité puisque cher payé, et particulièrement honorable puisque le possesseur n’est plus là pour encaisser les intérêts. Zweig, Hemingway, Mishima, Woolf. En France, Nerval, Bory (Goncourt 1945), Montherlant, Navarre (Goncourt 1980). Romain Gary en mourant exécute par la même Emile Ajar et revendique la paternité de son œuvre. Cette mort relance les ventes pour longtemps.
J’ai lu Les racines du Ciel et relu La vie devant soi pour en avoir le cœur net. Voilà deux œuvres qui ne se ressemblent guère. Les racines du ciel est un grand roman de forme classique, 500 pages serrées : plusieurs personnages qui se tiennent, décor grandiose de l’Afrique, grands sentiments, langue riche et phrases longues. Et c’est un roman dont l’actualité n’a pas faibli : le héros Morel se bat pour la protection des éléphants décimés par la chasse. Il emploie la force et enfreint les lois pour arriver à son but. Un grand courant de sympathie se crée autour de lui et, bien sûr, des hommes politiques essaient de récupérer ce mouvement. Rien n’a changé aujourd’hui. Romain Gary, en 1956, indique clairement que défendre une espèce menacée n’est qu’une bataille dans le combat pour la protection de la planète. C’est un roman d’aventure écologique. On dit à Morel qu’il y a des problèmes plus importants à résoudre que la survie des éléphants ; on s’amuse de la sensiblerie des protecteurs des animaux ; on ne croit pas à sa sincérité. Mais tout au long du roman, c’est une certaine idée de l’homme qui s’affirme. Morel est un héros de la Résistance, il s’est battu pour la liberté et a été déporté par les Allemands : liberté des éléphants et liberté des hommes, même combat. Et contre les mêmes adversaires. Gary indique d’où vient le danger : une conception productiviste et mécanique de la société. « Une civilisation uniquement utilitaire ira toujours jusqu’au bout, c’est-à-dire jusqu’aux camps de travail forcé. » Non, ce roman, quoique un peu long et malgré quelques digressions, n’a pas vieilli. Au contraire : « L’espèce humaine était entrée en conflit avec l’espace, la terre, l’air même qu’il lui faut pour vivre. »
La vie devant soi est un roman dans le style d’aujourd’hui : un narrateur raconte un épisode de son enfance, la mort de celle qui l’élevait. C’est une nouvelle rallongée. Les personnages, comme dans une nouvelle justement, vivent dans le présent et n’ont pas d’épaisseur. C’est une galerie de portraits émouvants, drôles, instantanés : le docteur Katz plus malade que sa patiente, monsieur Walumba et les siens qui chassent les mauvais esprits au son du tambour, le parapluie Arthur, le commissaire de police qui protège Madame Rosa, Madame Lola qui est un homme et se défend au Bois de Boulogne comme « travestite ». Ce qui tient le roman, c’est la voix de Momo qui raconte ses souvenirs, « tellement c’est loin ».
Madame Rosa qui est trop vieille « pour se défendre encore avec son cul » est devenue gardienne de fils de putes, c’est-à-dire qu’elle s’occupe des enfants de ses anciennes collègues prostituées. Momo raconte la fin de Madame Rosa, jusqu’à l’agonie dans la cave de son immeuble, « dans son trou juif », arrosée de parfum et maquillée jusqu’au bout. Madame Rosa est juive, elle a connu le Vél d’Hiv et Auschwitz. L’immeuble se mobilise pour lui faciliter les derniers jours car elle se refuse à aller à l’hôpital : « Ils vont me faire vivre de force, à l’hôpital, Momo. Ils ont des lois pour ça. C’est des vraies lois de Nuremberg. »
On ne saura pas qui est ce jeune musulman aimé et protégé par la vieille juive, du côté de la Goutte d’or, à Paris. Beaux sentiments. Bons sentiments. Mais aussi des pointes qui pimentent le texte : « C’est fini, le monopole juif, Madame. Il y a d’autres gens que les Juifs qui ont le droit d’être persécutés aussi. » Ou bien : « Moi les Juifs je les emmerde, c’est des gens comme tout le monde. » Ou encore : « Le bonheur, c’est une belle ordure et une peau de vache et il faudrait lui apprendre à vivre. » On ne sait s’il faut rire ou pleurer. Ce court roman a une force indéniable que lui confère son style. Le petit immigré, devenu Gavroche, prend la langue à la lettre et à l’oreille. Il parle de « proxynètes », confond amnésie et amnistie (en quoi il n’a pas complètement tort), aime les Français « qui ne font pas comme chez eux », et n’a pas les mots de son âge : « Je sais qu’on a beau en baver, il vous reste toujours quelque chose à apprendre. » J’avoue que l’exercice me lasse vite et que je préfère la langue de Romain Gary.
Gary et Ajar n’écrivaient pas pareil : Ajar, c’est déjà de l’auto-fiction. Gary a donc plusieurs cordes à son arc. Je pense à Camus, que Gary estimait fort, à la différence de style entre La Peste et La Chute. Ce qui relie les deux romans, c’est le fond : Madame Rosa est le Morel de Belleville. Elle protège les éléphanteaux immigrés et aurait signé la pétition pour sauver les pachydermes d’Afrique. Par delà les années, Romain Gary est resté fidèle à l’idéal de fraternité qui a inspiré sa vie et une grande partie de son œuvre. « Les hommes ont besoin d’amitié », dit un personnage des Racines du ciel. « Il faut aimer », tels sont les derniers mots d’Une vie devant soi. C’est plus facile à dire qu’à vivre, tout le monde le sait.
Le suicide de Romain Gary montre en tout cas que le succès, même double, n’est pas une garantie de bonheur : que cette pensée console tous les ensablés !
Laurent Jouannaud - Juin 2011
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