Romancier est le seul titre qui restera à Kamel Daoud. Pas des moins prestigieux, certes. Journaliste, il a décidé d’arrêter. Mauvais pour la santé, et surtout, trop épuisant quand on se bat avec ferveur. Prix de la Fondation Jean-Luc Lagardère, consacré comme meilleur journaliste pour ses chroniques dans Le Point, Kamel Daoud abaisse l’une de ses plumes.
Le 23/02/2016 à 15:37 par Nicolas Gary
Publié le :
23/02/2016 à 15:37
Avec Meursault, contre-enquête, le feu du ciel s’était déjà abattu : la publication originelle aux éditions Barzakh, en Algérie, s’était prolongée chez Actes Sud. Pressenti pour le Goncourt, il fut éjecté de la liste pour se retrouver finalement lauréat du Goncourt du premier roman en 2014. Ça, c’est le volet du romancier, de l’écrivain, qui suivait les traces d’Albert Camus, éternel étranger, ou presque. Mais il y eut d’autres textes, chez d’autres maisons, comme Sabine Wespieser, en 2011, avec Le Minotaure 504.
Dans son autre vie, l’ancienne, Kamel Daoud vit à Oran, en Algérie. Il exerçait le métier de journaliste pour le Quotidien d’Oran, la troisième publication la plus importante du pays. Journaliste, il l’était également, avant, pour El Watan, comme rédacteur en chef, ou encore sur le site Impact 24. Et puis, il collaborait avec d’autres médias – pour Le Point, comme chroniqueur, mais aussi dans le New York Time, ou encore La Repubblica.
Journaliste de l’année 2016, la récompense sonne étrangement. Parce que moins de deux semaines, plus tôt, il signait dans Le Monde un article sur la ville de Cologne, et les tragiques événements de la nuit de la Saint-Sylvestre. Il aurait pu faire allusion à celle de la Saint-Barthelemy, certainement, mais a préféré tenter de comprendre. Un papier riche, poignant, complexe – et sur des sujets délicats : réfugiés, islam, intégrisme, liberté de la femme... Pas simples.
C'était une nuit, une nuit bien sordide...
À Cologne, ce soir-là, plus de 500 femmes avaient été agressées dans les rues de la ville. 516 dépôts de plainte : tentatives de vol, tentatives de viol, depuis, on serait monté à 1088 plaintes déposées dont 470 pour agressions sexuelles... Et dans les premiers temps, les soupçons sont portés sur des réfugiées. Catastrophe. Daoud écrit, dans Le Monde :
Le sexe est la plus grande misère dans le « monde d’Allah ». À tel point qu’il a donné naissance à ce porno-islamisme dont font discours les prêcheurs islamistes pour recruter leurs « fidèles » : descriptions d’un paradis plus proche du bordel que de la récompense pour gens pieux, fantasme des vierges pour les kamikazes, chasse aux corps dans les espaces publics, puritanisme des dictatures, voile et burka.
L’islamisme est un attentat contre le désir. Et ce désir ira, parfois, exploser en terre d’Occident, là où la liberté est si insolente. Car « chez nous », il n’a d’issue qu’après la mort et le jugement dernier. Un sursis qui fabrique du vivant un zombie, ou un kamikaze qui rêve de confondre la mort et l’orgasme, ou un frustré qui rêve d’aller en Europe pour échapper, dans l’errance, au piège social de sa lâcheté : je veux connaître une femme, mais je refuse que ma sœur connaisse l’amour avec un homme.
Mais voilà : l’article ne plaît pas, c’est le moins que l’on puisse dire. On lui reproche, à l’analyse attendue, de n’avoir délivré que des lieux communs, des clichés. Et dans Le Monde, derechef, un collectif dénonce, frappe, fort.
Tout en déclarant vouloir déconstruire les caricatures promues par « la droite et l’extrême droite », l’auteur recycle les clichés orientalistes les plus éculés, de l’islam religion de mort cher à Ernest Renan (1823-1892) à la psychologie des foules arabes de Gustave Le Bon (1841-1931). Loin d’ouvrir sur le débat apaisé et approfondi que requiert la gravité des faits, l’argumentation de Daoud ne fait qu’alimenter les fantasmes islamophobes d’une partie croissante du public européen, sous le prétexte de refuser tout angélisme.
Des historiens, des sociologues, des philosophes, des anthropologues : ils sont nombreux à signer cette lettre, dont la conclusion est sans appel : « Face à l’ampleur de violences inédites, il faut sans aucun doute se pencher sur les faits, comme le suggère Kamel Daoud. Encore faudrait-il pouvoir le faire sans réactualiser les mêmes sempiternels clichés islamophobes. Le fond de l’air semble l’interdire. »
Quelques jours plus tard, Kamel Daoud décide que le journalisme et lui ont fini leur lune de miel. Dans le Quotidien d’Oran, il livre les choses, de manière limpide : « Ce n’est pas une démission, une lâcheté, une abdication, mais j’ai juste envie de changer de mode d’expression. J’exerce mon droit d’être libre. » Plutôt que de répondre, encore, et de ne plus cesser de répondre, il fallait comprendre : le succès médiatique détruit tout. (voir media part)
J’avais écrit, poussé par la honte et la colère contre les miens, et parce que je vis dans ce pays, dans cette terre. J’y ai dit ma pensée et mon analyse sur un aspect que l’on ne peut cacher sous prétexte de « charité culturelle ». Je suis écrivain et je n’écris pas des thèses d’universitaires. C’est une émotion aussi.
Offert « en pâture à la haine locale, sous le verdict d’islamophobie qui sert aujourd’hui aussi d’inquisition », c’est le point d’orgue. Et le point final.
Je vais donc m’occuper de littérature et en cela tu as raison. J’arrête le journalisme sous peu. Je vais aller écouter des arbres ou des cœurs. Lire. Restaurer en moi la confiance et la quiétude. Explorer. Non pas abdiquer, mais aller plus loin que le jeu de vagues et des médias. Je me résous à creuser et non déclamer.
La crise médiatique, ou la crise de la médiatisation
De la fatwa religieuse, dégainée par un imam, on passe alors à la fatwa médiatique : ne plus parler, ne plus rien dire. De crainte de voir surgir les mêmes attaques : celle, notamment, où l’on s’interroge sur son islamophobie supposée. Sans même prendre le temps de savoir si l’on parle de crainte suscitée par les extrémistes de l’islam ou par la religion elle-même. On ne saurait lui prêter de sentiments racistes, vis-à-vis des musulmans, après avoir lu Meursault.
Quand il signait dans le New York Times « La misère sexuelle du monde arabe », il ne disait rien d’autre : « Le grand public en Occident découvre, dans la peur et l’agitation, que dans le monde musulman le sexe est malade et que cette maladie est en train de gagner ses propres terres. » Nous sommes à des kilomètres d’un orientalisme idéalisé, la dure réalité qu’il présente avec une lucidité forte, s’impose : « Mais aujourd’hui, avec les derniers flux d’immigrés du Moyen-Orient et d’Afrique, le rapport pathologique que certains pays du monde arabe entretiennent avec la femme fait irruption en Europe. »
Revenir à la littérature, un monde qu’il n’a jamais réellement quitté, revient plutôt à trouver dans la littérature de quoi se ressourcer. Évidemment, la liberté de sa parole va manquer, dans le débat social, dans le contexte journalistique, mais elle se retrouvera, on ne peut que l’espérer, dans les livres futurs, autant qu’elle se trouve déjà dans les ouvrages passés.
Lorsqu’en décembre 2014, un imam, Abdelfatah Hamadache, appelait ses frères musulmans à tuer le romancier, on avait entendu : « Nous appelons le système algérien à le condamner à mort publiquement. Si la charia était appliquée en Algérie, le châtiment aurait été de le tuer. » Daoud avait alors répondu, magistral, en élargissant le débat :
Gardons l’œil sur la mécanique : de quoi est-elle le sens ? Pourquoi l’identité est morbidité ? Pourquoi la mémoire est un hurlement par un conte paisible ? Pourquoi la foi est méfiance ? Mais que défendent ces gens-là qui vous attaquent chaque fois que vous pensez différemment votre nationalité, votre présent ou vos convictions religieuses ? Pourquoi réagissent-ils comme des propriétaires bafoués, des maquereaux ? Pourquoi se sentent-ils menacés autant par la voix des autres ? Étrange. C’est que le fanatique n’est même pas capable de voir ce qu’il a sous les yeux : un pays faible, un monde « arabe » pauvre et ruiné, une religion réduite à des rites et des fatwas nécrophages après avoir accouché, autrefois, d’Ibn Arabi et un culte de l’identité qui ressemble à de la jaunisse.
La menace, n’est-ce pas ?
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