Difficult Women est une collection d’histoires courtes qui plongent dans la psyché de femmes imaginées, et pourtant bel et bien inscrites dans le réel. Chaque nouvelle offre un récit unique, peuplé de personnages complexes, avec leurs qualités et leurs défauts. Roxane Gay décortique, dévoile, examine à la loupe l’univers alambiqué et labyrinthique de la féminité et l’existence des femmes dans la société américaine.
Le 07/11/2022 à 12:11 par Valentine Costantini
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07/11/2022 à 12:11
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Requiem pour un cœur de verre un est un morceau de littérature intrigant. Il s’agit ici d’un lanceur de pierres qui tombe amoureux d’une femme de verre — d’apparence infiniment fragile, prête à se briser au moindre choc. C’est un coup de foudre, comme on en rêve — pourtant le lanceur de pierres « n’avait pas pensé à ce que ça impliquait, aimer une femme de verre ».
Malgré la naissance de leur fils, lui aussi constitué entièrement de verre, et un mariage à l’apparence idyllique, un mal-être grandissant dévore à la fois cet homme, tout en retenue dans chaque geste, lui qui n’est que violence dans son occupation — mais aussi cette femme, qui aimerait être aimée plus brutalement, regardée avec une passion dévorante, afin de vivre plus fort. Une relation craquelée, érodée par un manque cruel de communication et de compréhension.
Dans L’eau, tout son poids, Bianca est poursuivie par l’humidité. « Des gouttes grasses tombaient sur son avant-bras, son cou, son front, sa lèvre inférieure », au début de cette nouvelle comme à chaque instant de sa vie. Son environnement tout entier se modifie en fonction de la durée de sa présence. Dès sa naissance, c’est le plafond de sa chambre d’enfant qui se gorge d’humidité — et malgré des travaux pour y venir à bout, rien n’y fait. Pourtant, Bianca est une jeune fille heureuse, pleine d’énergie et de vie.
Finalement, seul son entourage souffre de ce phénomène étrange, cette « œuvre du diable et de ses démons ». Abandonnée par ses parents dans un orphelinat, puis trompée et délaissée par l’homme qui partage sa vie, jamais elle ne se liquéfie. Au contraire : elle s’est acceptée depuis longtemps. Elle s’aime inconditionnellement.
Avec La marque de Caïn, c’est la complexité humaine dans toute sa beauté qui est explorée. Une femme mariée à un homme qui a un jumeau. Bien que ces frères se ressemblent comme deux gouttes d’eau, elle n’est pas dupe : elle sait que, parfois, Jacob et Caleb « échangent leurs rôles pendant plusieurs jours d’affilée. Ils pensent que je ne m’en rends pas compte. Je suis le genre de femme qui n’a pas de mal à tolérer cette duperie ». En effet, cette situation ne lui déplaît pas trop — elle y trouve son compte. Et elle finit par comprendre que malgré l’amour qu’elle porte en elle pour son mari, les moments passés avec son frère jumeau lui sont plus tendres, plus doux, lui apportent certaines choses qui lui manquent terriblement. Et la voici qui l’aime tout autant, peut-être plus, ou tout du moins différemment.
Enfin, une mention pour Le sacrifice des ténèbres, qui se déroule comme un conte de fées, mais ici, avec une certaine noirceur. Dans cette nouvelle, une femme retrace sa vie depuis le moment où un homme, Hiram Hightower, le père de son futur mari, « a dirigé un aéronef droit dans le soleil ». Une décision surprenante, pourtant longuement méditée — un objectif fou qui grandissait en lui, au fil des années passées à travailler dans le noir des mines. En entrant en collision avec le soleil, ce dernier a disparu, plongeant le monde dans une nuit sans fin.
Enfant à l’époque, la narratrice devient la seule amie du jeune Hightower — avant de s’enticher de lui pour de bon, jusqu’à leur union. Cependant, comment naviguer un monde qui rejette leur existence, lorsque toute la colère du village est dirigée vers eux ? Et comment appréhender la suite, avec ce bébé qui s’annonce, sans s’inquiéter ?
D’autres nouvelles marquent à leur façon, comme Bras de bébé, dans laquelle la narratrice fréquente un homme « qui travaille comme marchandiseur dans un grand magasin » et qui, un jour, revient avec un présent étrange : un bras de bébé en fibre de verre, emprunté à un mannequin de vitrine. De ce bras débute la création d’un enfant, imaginé, qui devient souhaité. Un mouvement en avant, vers le futur, à deux — tout en douceur et en morceaux. On pense aussi à Couple ouvert, qui tient en quelques pages à peine, alors qu’un homme demande à sa femme s’il ne serait pas intéressant d’envisager une relation plus libre.
Réponse : un sourire, un encouragement, en sachant pertinemment que son mari n’a pas le cran, pas le courage ni la confiance nécessaire pour se lancer dans les aventures sexuelles qu’il évoque. Ici, notre protagoniste a un pouvoir silencieux sur son mari, qu’elle n’impose jamais, mais dont elle est parfaitement consciente. Un équilibre étrange, surprenant, ou peut-être celui de nombreuses relations…
Le titre de ce recueil de nouvelles représente à lui seul une énigme fascinante. Difficult women, soit « femmes difficiles » : ces figues pénibles, ces personnes qui envahissent l’espace public pour râler, gueuler, embêter le monde entier. A contrario, on pense alors aux « femmes faciles », ces pseudo prostitués sociables, qu’on ne perd pas de temps à aborder parce qu’elles savent sourire, rire, et parce qu’elles se plieraient sans souci à la volonté des hommes.
Ainsi, Roxane Gay pose le décor : avec ces histoires, l’autrice nous propose une mosaïque de femmes toutes très différentes. Fortes, fragiles, guidées par leurs pensées ou leurs émotions. Des mères, des filles, jeunes, vieilles, entre les deux, intemporelles. Célibataires, mariées, trompées, trompeuses. Elles vivent dans la richesse ou la pauvreté, sont incomprises, se perdent, trébuchent, vivent. Aucune ne se ressemble, pourtant elles évoquent chacune à leur manière une personne que l’on a certainement croisée ou connue un jour.
Difficult women offre un éventail d’expériences, de visions : elles prennent soin des autres, d’elles-mêmes ; elles pleurent, hurlent, rient, courent, prient, boivent, fument, flirtent. Elles prennent contrôle de leur vie sexuelle, ou au contraire le perdent complètement. Elles subissent, font subir. Elles grandissent, régressent, repoussent leurs limites ou se recroquevillent. Elles sont aimées, blessées, poussées à bout, encouragées.
Toutes ces histoires sont racontées avec une honnêteté déroutante, avec cruauté. Bien que certaines nouvelles tombent dans une exploration de l’humanité qui passe par des récits ancrés dans la science-fiction, tout est vrai. Cette approche parfois atypique et surprenante apporte un charme d’autant plus puissant à ce recueil de nouvelles. Tout prend forme et se calque à nos réalités, nos sociétés. Ces femmes, toutes à leur manière, sont les femmes qui parcourent notre époque – et, parfois, elles deviennent nous.
Paru le 25/08/2022
352 pages
Mémoire d'Encrier
23,00 €
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