Philippe Rey. Depuis novembre de l’année dernière, ce nom fait corps avec le plus prestigieux des prix littéraires français, et avec un auteur : Mohamed MBougar Sarr. Un best-seller plus tard, la rentrée revient et il faut remonter le rocher en haut de la montagne. Cette fois-ci, la maison indépendante mise sur deux premiers romans : le best-seller du New York Times, La douceur de l’eau, de Nathan Harris et Ainsi pleurent nos hommes, de la Rwandaise, Dominique Celis.
Le 25/08/2022 à 10:09 par Hocine Bouhadjera
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25/08/2022 à 10:09
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« Je me souviens de sa joue si douce sur mon ventre. Je me souviens des Tantes, de ma Gaudé, de Thomas, de toi, du père, des nôtres, de mes bavandimwe (proches), de la somptuosité du pays. (...) Je me souviens de ma suffocation entre mon amour Fou de Vincent… »
À travers les messages qu’elle envoie à sa sœur, Lawurensiya, Erika se remémore et se confesse. On est en 2018 à Kigali et on revient en arrière : le début des années 2000, puis les années 90, temps de guerre civile et du génocide. Il faut même remonter à l’indépendance du pays pour comprendre cette haine fratricide : « Trente-cinq ans de violence par Caïn, ça schlague la volonté. » Les premiers massacres ethniques entrainaient l’exil de centaines de milliers de Tutsi, et préparaient la revanche. Après des siècles au pouvoir, les Tutsi sont destitués au profit de la majorité hutu à l’occasion du départ de l’autorité coloniale.
Au présent, il y a les silhouettes de ses colocatrices. Avant, il y a James, « le frangin second hand », Mzee Idelphonse, le vieil instituteur inconsolé de sa fille, Angélique, « mon père second hand. » Il y a aussi la figure inquiétante de Manzi, karatéka et amant : Tout ce qu’il souhaite, c’est un enfant. Il y a ces hommes cabossés par l’histoire d’un pays de sang, et des fantômes : les frères, les tantes, les parents. Comment se réunir quand celui qui a torturé un membre de ta famille passe, la rue d'à côté ? Il faut vivre avec les Hutus. Celis raconte un univers où le tenancier du bar a tous ses frères et son père en prison, parce qu’ils ont violé, tué, il y a peu.
Le miracle économique rwandais a eu lieu et le désir de vengeance a été étouffé, mais les plaies subsistent. « Tout ça, c’est le réel, palpable, et nos mascarades, impalpables, d’unité et de réconciliation. Désormais, on est tous des Rwandais dèh ! » L’auteure porte ce devoir de mémoire, seul moyen d’une véritable concorde. Le roman, sans angélisme, ne brosse-t-il pas le portrait d’un pays qui pourrait imploser à tout moment ? Ne tient-il pas par la poigne de fer de Paul Kagamé ? Elle veut comprendre, avant d’apprendre qu’il n’y a rien à comprendre dans un génocide : c’est un « hors la vie ».
Le drame du Rwanda n’a pas débuté avec le génocide. Ce climax de l’horreur n’en fut qu’un aboutissement apocalyptique, rythmé par la radio des mille collines. D’abord, il y a l’indépendance dans les années 60, où les Tutsis, au pouvoir depuis 7 siècles, sont persécutés par la nouvelle autorité hutu dirigée par Grégoire Kayibanda, non sans s’appuyer sur la répression inverse qui se déroule dans le Burundi voisin.
Beaucoup de Tutsis doivent se réfugier dans l’Ouganda au Nord, afin de fuir les pogroms. Les étudiants et les fonctionnaires de cette ethnie sont chassés, avant qu’un quota de 9 % des effectifs soit imposé. Le coup d’État d'Habyarimana en 1973 n’y changera rien, et chaque carte d’identité grave l’empreinte de la différence. Des forces tutsi organisées en Ouganda, soutenu par les Américains et dirigé par Paul Kagame, envahissent le nord du Rwanda le 1er octobre 1990. Les violences contre les Tutsis reprennent alors. Le pire devient certain lorsqu’en avril 1994, l’avion du président Habyarimana est abattu dans le ciel de Kigali. Une heure plus tard, les tueurs déferlent dans les rues de la capitale pour commencer à massacrer…
À côté des séquelles qui n’en finissent plus, il y a Vincent rencontré en 2008. Lui, comme elle, a déjà été marié. Une passion charnelle et douloureuse. Un Inkotanyi (valeureux invincible), « soldat de la Libération. » « C’est un rescapé ». Enrôlé à 18 ans. La vie lui pèse. Lui et Erika se perdront, comme tant d’amours enterrés vivants. Par petites touches, les passés se révèlent, les blessures, mais ce roman ne doit surtout pas être résumé à sa dimension socio-politique. Se déploie une Kigali contemporaine, pour beaucoup ignorée, esquissée à grand trait, comme toute l’œuvre.
Plus profondément, ce qui lie tous les personnages, nourris toutes les existences, c’est l’exil. La nécessité de quitter son pays, avant de revenir ou de rejoindre l’Europe en pensant à l’Afrique. Dans quel exil se trouve Lawurensiya, les tantes torturées ou les frères disparus ? L’exil se situe-t-il du côté des vivants ou des morts ?
L’histoire de la jeune écrivaine est le reflet de cette réalité : Née au Burundi, d’une mère rwandaise et d’un père belge, Dominique Celis a passé son enfance au Rwanda, son adolescence au Congo-Kinshasa, puis vingt ans en Belgique. Choix plus rare, elle est retournée au Rwanda, où elle vit depuis une décennie. C'est pourquoi, le roman charrie cette conscience, toujours produite par le frottement de réalités qui crée l’étincelle prompte à s'illuminer l'un l'autre. Il ne s'agit pas de les connaître, ni de les vivre, mais de les devenir.
Le style de Dominique Celis, construit sur la page comme des vers de poésie, est parfois lyrique, parfois relâché. Ce roman ressemble à beaucoup de premiers romans. Le maniérisme est palpable et la poésie par trop de façade. Les intrigues rappellent l’agencement des séries télévisées, mais sans les descriptions et les développements. L'auteure est d’une grande subtilité quand elle dépeint les ruses des interactions.
Un premier roman non sans souffle, où l’exil dans toutes ses dimensions est magnifiquement rendu.
Paru le 25/08/2022
284 pages
Philippe Rey
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