Le rare Jean-Jacques Schuhl revient d’entre les figures projetées de son esprit, avec Les apparitions, paru dans la collection Infini de Gallimard, dirigée par Philippe Sollers. 5e roman en pile 50 ans, le prix Goncourt 2000 propose ici un récit court, éclaté et stylisé sur des visions échappées d’un versant mystérieux, alors que la mort s’approchait. D’étranges réalités concrètes dont il ne démord pas.
Le 23/02/2022 à 09:08 par Hocine Bouhadjera
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23/02/2022 à 09:08
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« C’est cette atmosphère de limbes entre la vie et la mort que j’avais retrouvée dans ses apparitions. » Jean-Jacques Schuhl n’abandonne pas son terrain de prédilection : les infra-mondes. De son hémorragie interne de novembre 2020, et des apparitions qui en ont résulté, Schuhl ne tire pas une grande étude mystico-historique, mais un texte distancié et énigmatique, fragmentaire, et désarçonnant.
Le texte commence par la Une du New York Times : Vous êtes l’homme de l’année. On entre alors dans l’univers irréel, et en même temps, toujours banal, de Jean-Jacques Schuhl. Un va-et-vient entre le vraisemblable et le véritable. Sa tentative : être à la lisière des genres et des réalités. Le concret, c’est son bureau parisien, son lit d’hôpital, ses conversations avec un médecin. La porte vers l’indicible, une phrase qui s’est écrite toute seule durant la nuit, en anglais, et qu’il découvre au réveil.
En quelque 90 pages, où il est difficile de dégager une trame, on passe de New York à Moscou, et entre les deux, l’auteur de Rose poussière réfléchit sur la notion d’ombre. Pour lui, les ombres disparaissent. Aujourd’hui, tout doit être dans la lumière : « Information, communication, exécution », voici les trois mantras d’un monde moderne, dont il est étranger, étant « du signe du verso ! » Même au cinéma, le négatif a disparu à l’ère du numérique. Apollon a gagné et Schuhl est un enfant de Dionysos. Il assimile l’ombre au double.
Il va même plus loin, en faisant se confondre ombre et âme, comme chez certaines tribus africaines. « L’âme est à l’extérieur, autour de nous, entre nous et les autres. Parfois il y a de l’âme, parfois il n’y en a pas ». En passant, il semble confesser un esprit dissocié. Jean-Jacques Schuhl est un outsider et ne s’en cache pas : « j’avais du mal à prendre part à la vie des hommes, encore aujourd’hui, leurs travaux, leurs jeux, leurs peines. » D’où sa prédisposition aux chimères. La part mystérieuse, ce qui aime à se cacher, se voiler, comme la vérité. L’ambition : faire voir ce qui transparaît derrière ce qui paraît, que ce soit par son style ou par le récit, construits en jeux de surexpositions et surimpressions.
Combat d’Eros et Thanatos
Schuhl continue, comme dans ses précédents textes, à s’appuyer sur un grand nombre de références, pour se faire oublier, tout en ne parlant que de lui. La femme sans ombre d’Hoffmanstahl, Mallarmé, Dürer, Baudelaire et son thyrse emprunté au dieu taureau, ou Burroughs, dont il adopte le style fragmentaire. Inventée à Paris dans les années 60, cette technique, dite du cut up, opérerait un mystérieux engendrement du sens. Plus, l'auteur de Festin nu a parlé de significations se rapportant, la plupart du temps, « à quelque événement futur. »
Un collage à la Max Ernst ou Ezra Pound ; un montage à la Godard, ou Huit et demi. Une manière de composer, où des textes disparates sont raccordés pour façonner une sorte de Frankenstein élégant combiné de genres amalgamés.
Jean-Jacques Schuhl ne semble parler que de lui, mais pour constamment en sortir. « L’art n’est pas une expression de soi, mais l’échappée hors de soi » reprend-il à T.S. Eliot. Le texte frôle toujours la parapsychologie, l’ésotérisme, le paranormal.. Celui qui n’aura fait que transfuser le sang des autres dans ses livres aux êtres souvent exsangues, a fini par rejeter la greffe…
Ses apparitions « semblent revivre, ou rejouer, éternellement une scène du passé qui elle-même n’avait été que pures conventions. » « Je veux juste les apparitions sans la mort imminente ! », s’écrit-il, « moi et mon double dans ces cinq plans, j’aimerais qu’ils repassent, les trois ivrognes anglais ruisselants, la dame en taffetas, les deux religieuses avec cornettes, les tanks.. » « Le plaisir et le sentiment d’approche de la mort, même zone ? - Oui, et l’un peut prendre le dessus sur l’autre. - Le combat d’eros et de thanatos ?! Et productrices d’images et même de formes ? - Oui. »
Le poète irlandais Yeats est également présent. Il a approché les mêmes bordures que l’auteur d'Ingrid Caven : pas moins de 17 apparitions pour le poète, partagées dans un poème, contre 5 pour Schuhl. Des « blocs de réalité autonomes, étrangers à moi, mais dont je fais partie » qu’il semble avoir annoncés, 12 ans plus tôt, dans son dernier roman, Entrée des fantômes. Pour ce roman-ci, il avait expliqué avoir « simulé des fantômes ». « Les esprits que tu invoques, tu finiras par ne plus pouvoir t’en débarrasser », ajoute-t-il dans son dernier texte.
Un livre trouble et flottant, à lire pour sa transparence et une certaine délicatesse, et parce que Jean-Jacques Schuhl est un de nos grands écrivains. Son choix de ne pas publier de romans après un Goncourt, et ce durant 10 ans, devrait suffir à donner une idée de la dimension du personnage, comme de sa profonde singularité.
« - Fakir… ? Guignol… ? Véda… ? - Ne faites pas attention, je parle tout seul… »
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