On dirait qu’ils se sont donné le mot : deux romans en un mois, l’un du Goncourt 2017, Éric Vuillard, l’autre du Goncourt 2013, Pierre Lemaitre, sur un sujet peu traité, la France des années 46-54. C’est du premier que l’on va traiter, avec Une sortie honorable, paru le 5 janvier aux éditions Actes Sud. Récit historique documenté et virtuose, où se révèle le système de caste à la française dans une série de portraits et de scènes d’anthologie.
Le 02/02/2022 à 16:22 par Hocine Bouhadjera
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Publié le :
02/02/2022 à 16:22
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« Avant “le désastre de Cao Bang”, plus tôt, avant les cinq mille morts, l’Indochine ne représentait déjà plus rien dans le portefeuille de la banque (d’Indochine). Ils avaient discrètement liquidé, et les combats avaient lieu, malgré tout, pour une colonie déjà vidée de sa substance. »
Le roman commence par une inspection du travail dans une plantation indochinoise. Une « épidémie de suicides » sévit… En réalité des morts du travail forcé et de la torture dans des structures quasi carcérales. Passage romancé, mais rigoureusement documenté, cette première entrée en matière suit la présentation d’un guide de voyage de 1923 à Tonkin où est surprise la violence d’une époque coloniale.
Éric Vuillard est passé maître dans l’art des récits courts, ramassés, mais toujours denses, précis, forts, justes, voire romanesques, au point d’en sortir en pensant avoir parcouru une épopée historique à la Vassili Grossman. Avec une ironie corrosive, dont on comprend qu’elle masque un vrai esprit de révolte, l'auteur nous raconte l’histoire d’une guerre perdue d’avance, la Guerre d’Indochine.
Beaucoup de bruit pour rien
Une guerre oubliée, éloignée géographiquement, entre 39-45, et les « événements d'Algérie » de 1954 et 1962. Guerre de professionnels face à deux guerres de conscription qui la prennent en étau, elle aura surtout compté pour ceux qui l’ont faite, à l'image du cinéaste Pierre Schoendoerffer.
Une guerre coûteuse, ingagnable, et du capitalisme de l’Amérique de Truman face au communisme d’influence stalinienne. Vuillard inscrit la guerre d’Indochine dans un cycle plus long de 30 ans, entre 1945, proclamation d’indépendance en Indochine par Hô Chi Minh, et le départ en 1975 des Américains, après la chute de Saïgon. Un bilan final de 400.000 morts dans les camps français et américains, et 3,6 millions de morts du côté vietnamien.
Mais ici, Éric Vuillard ne parlera jamais de la Guerre d’Indochine autrement qu’à travers ses coulisses, pour finalement proposer une série de portraits des élites françaises : gouvernement, députés, banquiers, généraux, anciennes familles… Les hommes politiques de cette époque ressemblent à ceux de la IIIe République : d’ailleurs beaucoup en viennent.
Une période précédant le retour du Général de Gaulle entouré de ses fidèles : Pierre Messmer, Maurice Couve de Murville, George Pompidou… Avant, il y avait Édouard Herriot, Georges Bidault, René Pleven, que l’on retient pour la loi qui porte son nom ; les oubliés, comme Maurice Viollette, né en 1870, ou encore le député communiste arabe de Constantine, Abderrahmane-Chérif Djemad, qui rappelle l’importance de la participation des tirailleurs africains dans cette guerre.
Ces députés discutent de la poursuite ou non de la guerre, et malgré le brillant exposé du plus jeune député, également plus jeune avocat de France, et qui deviendra le plus jeune ministre de France, Pierre Mendès France, le Parlement français fera perdurer la guerre pendant encore quatre ans. Non pour la gagner, mais bien pour la perdre dans les formes. Pierre Mendès France deviendra finalement président du Conseil et sortira la France de cette débâcle. Dans l’hémicycle : on se houspille, et ensuite, on déjeune.
Éric Vuillard nous décrit ces notables replets avec une maîtrise et une truculence incomparable, met en lumière le caractère profondément performatif de ce que l’on désigne sous l’expression d’éléments de langage, véritables formules de magie pratique, et révèle la véritable stabilité de cette instabilité propre au régime parlementaire à la française. Si les gouvernements se défont au rythme de gesticulations ventrues, pas plus de 9 mois pour les chefs du gouvernement, on retrouve en réalité toujours les mêmes noms qui se partagent les postes.
Inceste et bourgeoisie
Et l’auteur ne s’arrête pas là. Il continue à creuser sous l’épiderme de l’élite française, et sous les beaux discours, révèle une spécificité française : la fondamentale endogamie de sa bourgeoisie financière. Vuillard les étudie comme un ethnologue, se mettant sous le patronage de Claude Lévi-Strauss, et expose cette consanguinité qui maintient le patrimoine des familles bourgeoises du 8e et du 16e arrondissement. Éric Vuillard continue avec ce roman de creuser son sillon : la dénonciation des oligarchies, de la concentration du pouvoir, de « la prépotence ».
Marcel Proust nous fait pénétrer la bourgeoisie française de l’intérieur, et Vuillard fait de même grâce à un minutieux travail documentaire. L’ascension d’un provincial ou d’un déclassé jusqu'à la bourgeoisie, qui est l’un des thèmes centraux de la littérature française depuis le XIXe siècle, de Bel-Ami au Rouge et le Noir, a fixé cette réalité française, héritage de l'Ancien Régime. Une bourgeoisie fermée sur elle-même et formée à la gestion, que l’on pénètre par intrusion, par un mariage.
Une bourgeoisie, dont certains membres sont impliqués dans la Banque d’Indochine. Éric Vuillard prouve, à travers force détails, l'engagement de la banque aujourd'hui disparue dans toutes les sociétés d’Indochine, dans tout ce qui se monnaye en « Piastre indochinoise ». Et conscient de la débâcle certaine, elle s’était désengagée de l’ancien territoire français bien avant les premiers revers, condamnant la colonie dès les premiers temps de cette guerre invisible.
Ce récit n’est qu’une succession de moments de bravoures, tirés à grands traits, aussi bien construits que bien écrits. Éric Vuillard est un pratiquant de la ligne claire. Les plus grands moments appartiennent aux généraux, dont notamment un monologue intérieur du général Henri Navarre après le désastre annoncé et sanglant de Diên Biên Phu, ou le passage télévisé aux États-Unis d’un héros national, le général Christian de La Croix de Castries.
Si on voulait s’attacher à trouver une limite au texte d’Éric Vuillard, on pourrait déplorer cette ironie acide, trop appuyée, qui parcourt tout le texte. Mais, sur cet aspect, on pardonnera sans difficulté à ce grand écrivain français, qui pourrait d’ailleurs invoquer, pour se défendre, le caractère fondamentalement farcesque de tous ceux qu’il s’attelle à décrire.
Paru le 05/01/2022
208 pages
Actes Sud Editions
18,50 €
1 Commentaire
NAUWELAERS
02/02/2022 à 20:10
Une future superstar qui participa à la guerre d'Indochine -une expérience essentielle dans sa vie d'homme: Delon, un des rares rescapés qui en parle encore, dès qu'il revient sur son parcours.
Bien vu par Hocine Bouhadjera, cette concomitance entre le livre de Vuillard et celui de Lemaitre (où il est également question de cette guerre qui refait surface en même temps sous ces deux plumes, j'imagine par le plus grand des hasards !).
Tous les chroniqueurs de livres -je pense à une fameuse station de radio périphérique -parlant d'un des deux auteurs, ne font pas toujours le rapprochement pourtant évident avec l'autre !
CHRISTIAN NAUWELAERS