Après s’être essayé au roman et aux essais-documentaires, Roberto Saviano revient à ses premiers amours : l’enquête. Photos à l’appui, quatre photoreporters et une infirmière acceptent de témoigner, à partir de leur expérience de terrain, sur la réalité des migrations vers l’Europe d’hommes et de femmes en quête d’un destin plus favorable. À travers ces entretiens, le livre, richement illustré, propose une réflexion plus globale sur l’accueil, la migration et les enjeux du témoignage photographique.
Le 20/09/2021 à 09:44 par Hocine Bouhadjera
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Beaucoup ont vu ou déjà entendu parler du film culte du cinéma français : Un taxi pour Tobrouk. Tobrouk est en Libye, et partir de Tobrouk en taxi pour revenir en Europe paraît bien difficile. Ces deux points sont séparés par la mer méditerranée.
Le 21 avril 2017, l’ancien premier ministre italien et cadre du mouvement populiste italien 5 étoiles, Luigi Di Maio, partage sur Facebook un article publié sur le blog de Beppe Grillo, fondateur de ce même parti. Il est intitulé : « Plus de huit mille débarquements en trois jours : le rôle trouble des ONG privées ». Maio introduit l’article en se demandant : « qui paie ces taxis méditerranéens ? Et pourquoi ? » Cette expression de taxis de la mer devient alors virale en Italie. Avec ce titre, « En mer pas de taxi », Roberto Saviano répond directement à l’expression de l’homme politique italien.
« L’immigration et les migrants sont le grand prétexte, le grand mensonge employé ces dix dernières années par le monde politique pour ne plus parler de politique ».
L’auteur de Gomorra ne se cache pas derrière son petit doigt : ce livre est un réquisitoire pour l’accueil des migrants et pour les ONG qui les secourent. Des ONG décriées par les politiques italiens, comme partout en Europe. Pour soutenir son postulat, l’auteur de Gomorra s’appuie sur des données chiffrées, des faits concrets. Plusieurs paragraphes à caractère informatif de l’auteur jalonnent le livre entre les témoignages : pour le principe d’hospitalité, sur le harraga qui brûle ses papiers d’identité pour passer les frontières et faire de son voyage à aller sans retour. Mais également l’expérience en pleine mer, ou encore « un petit manuel pour antiracistes ».
L’auteur sous protection policière, après ces grandes enquêtes sur la mafia, s’attelle également à reprendre les préjugés sur les questions migratoires pour les démonter. Il dénonce notamment la politique italienne de blocage des migrants en Libye. Il décrit les centres de détention libyens où l’on torture, déporte, emprisonne. Des prisons déjà mises en place à l’époque de Kadhafi en échange d’argent versé par l’État italien.
« Dans ce livre, je veux vous montrer la vérité ». Vaste programme. Enfin, pour être honnête, Roberto Saviano revient immédiatement sur son affirmation pour en concéder son caractère quelque peu risible, mais son approche est factuelle, à base de mises en perspective. La vérité n’existe évidemment pas, l’omission oui. Il rappelle par exemple qu’une grande partie des réfugiés ne viennent pas en Europe, mais finissent en Turquie, au Pakistan, au Liban, en Iran, en Éthiopie ou encore en Jordanie. Il reprend également cette idée que les migrants voleraient des emplois. Il montre, chiffres à l’appui, que la plupart des emplois pris par ces infortunés sont non qualifiés et refusés par les Italiens pour leur pénibilité. Il va plus loin : ces migrations sont un bien pour une Italie en déclin démographique. L’Italie est le deuxième pays le plus vieux du monde derrière le Japon.
Les parties entretiens nous permettent d’en apprendre beaucoup sur la réalité concrète de ces migrations, photos à l’appui. Ces grands voyages qui commencent de leur pays natal, en passant par des traversées du désert, au sens propre ou figuré, ou de leurs terribles séjours dans des pays transit comme la Libye ou le Maroc. Et après d’immenses épreuves et de cruels sévices, la tentative de traversée de la méditerranée sur des bateaux de fortune surchargés et une mer agitée.
Les questions tournent autour des méthodes de travail, des expériences de chacun dans la couverture des phénomènes de migration. Qu’elle est la place du journaliste dans les événements qu’il doit rendre compte ? Pourquoi la photographie ?
La première conversation est avec le photojournaliste napolitain Giulio Piscitelli. Le photographe a notamment fait l’expérience d’un voyage en mer sur un bateau de réfugiés en 2011. Ces photos rendent compte des conditions apocalyptiques qu’implique un voyage dangereux, épuisant. Le suivant est Paolo Pellegrin, figure importante de la photographie journalistique qui s’inscrit dans la tradition des photographes noir et blanc. Le photoreporter espagnol Carlos Spontini, dénonce pour sa part « l’absurdité des frontières ». Le dernier photojournaliste interviewé est l’espagnol Olmo Calvo. Très engagé dans la dénonciation de la condition des migrants, il est allé jusqu’à passer la frontière, et s’engager le temps d’une mission avec une ONG d’aide aux migrants. L’ultime témoignage est celui de l’infirmière Irene Paola Martino, qui a officié à bord de bateaux de sauvetage. Elle nous en apprend notamment sur les sévices reçus par les migrants lors de leur périple.
Tous défendent leur approche photographique qui, dans un contexte de slogans et de grande “superficialité”, apporte une incarnation des questions qu’elle traite, s’arrêtant le temps d’un instant pour fixer une émotion et une réalité. Les photos qui parcourent montrent des moments de vie, proposent des portraits de migrants, révèlent la ville de Raqqa en ruine, des traversées du désert. Il y a aussi des migrants tentant de passer le grillage séparant l’Espagne et le Maroc sur les côtes africaines, des portraits d’engagés dans les ONG, ou encore la photo d’Alan Kurdi. Ce petit enfant kurde de 3 ans retrouvé mort noyé sur la plage turque de Bodrum le 2 septembre 2015 qui a ému toutes les opinions publiques européennes.
Le livre s’achève par le décorticage de l’affaire Diciotti qui défraya la chronique en Italie. L’ancien Premier ministre italien de droite radicale, Matteo Salvini, avait empêché le débarquement de 177 migrants entre le 21 et le 26 août 2018. Accusé de séquestration de personnes et d’abus de pouvoir, il n’est finalement pas jugé pour cette affaire, mais comparaîtra tout de même devant un juge italien le 23 octobre pour une affaire similaire.
Un livre à découvrir, car les problématiques qui y sont soulevées, comme l’hostilité du travail des ONG, restent plus que jamais d’actualité.
Paru le 04/03/2021
176 pages
Editions Gallimard
25,00 €
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