ROMAN FRANCOPHONE – « Vanitas, vanitatum et omnia vanitas », clamait solennellement Qoeleth, qui devait s’ennuyer profondément. L’Ecclésiaste, qui en savait une de plus que le diable rajoutait avec ses mots à lui, et toujours en hébreu : « À quoi bon se pourrir l’existence et se mettre la rate au court-bouillon chaque jour ? » La traduction prend quelques libertés ; le sens est là. Ce premier roman de Laurent Nunez apporte sa couche de sarcasme, entre hommage flaubertien avoué et exercice universitaire, façon art content pour rien.
Le 18/08/2021 à 08:28 par Nicolas Gary
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18/08/2021 à 08:28
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Il était une fois deux professeurs de la Sorbonne si imbus d’eux-mêmes qu’ils en étaient venus à se croire plus modestes que leurs confrères. Et surtout, plus à même de bouleverser le monde de la linguistique moderne — nous sommes dans le milieu des années 30 — avec un apport intellectuel dont le monde ne se remettrait pas. Pour ce faire, adopter un ermitage, loin des hommes, de leur fureur et de leur bruit. Penser, n’être plus qu’esprit, et mettre à profit chaque instant pour construire une théorie linguistique qui les portera au-dessus des masses universitaires pédantes et grouillantes.
Etienne Choulier et Stefan Meinhof sont deux imbéciles, bouffis d’orgueil. Et là où Bouvard et Pécuchet avaient l’humilité des copistes et le bon goût d’être deux ignorants convaincus, Choulier et Meinhof quittent le monde avec le panache d’un général qui n’aurait rien compris de sa déroute.
Leur vie, dans un mas non loin de Fontan (Alpes-Maritimes) relève de l’ascèse stoïcienne, de l’étude consciencieuse : unique objectif, trouver. « Cherche et tu trouveras », revendique la franc-maçonnerie, inspirée de la Bible : « Demandez et l’on vous donnera. » Problème, ni l’un ni l’autre ne dit quoi chercher ni demander. Alors nos zouaves, cyclistes de la grammaire, tête dans le guidon, creusent, encore et encore.
Oh, que l’on se rassure : ils finiront par trouver. Et deux théories tout aussi grotesques que vaniteuses. Chacun la sienne, chacune reflétant les travers, les petites misères intellectuelles, chacune à la hauteur de son concepteur. Au moins sont-elles originales — et le lecteur se régalera tant dans la virtuosité savante de la première que de la gravelure de la seconde. Toutes deux se complètent finalement assez bien dans leur pathologie…
Le goût du romancier pour le zeugma — une délicieuse route construite « à la hâte et à la soude », entre autres — et le ridicule fini de ces gens convaincus d’avoir à rendre au monde quelque chose que ce dernier ne leur avait pas demandé, aboutit à ce joli livre, plein d’esprit, de virevolte et de virtuosité. Sur fond de Seconde Guerre mondiale, dont nos singes savants traverseront les heures sombres avec la candeur d’un ravi de la crèche, ce livre brille par son intelligence, ses sourires complices — parfois façon coups de coudes goguenards — et d’imagination bienvenue.
Étienne et Stefan ne pouvaient plus ne pas exister : nous avions besoin d’eux, pour rire en chœur de ces pauvres hères, reflets doctoraux de nos assurances, nos convictions, nos petits travers — qui ne méritent assurément pas tous une retraite magistrale, pour fuir les cours magistraux.
Quant à ce mode avion, hérité de nos smartphones, il pose la cerise gourmande sur le récit : à couper le réseau, qui parvient à vivre déconnecté bien longtemps ? Ah, mon brave Qohélet, quels rivaux voici !
Pour ce premier roman, Laurent Nunez sévit avec ironie et ravissement. Pour aller plus loin dans la lecture, nous l'avons sollicité, afin qu'il éclaire un peu plus la découverte.
ActuaLitté : Les deux théories, délicieusement farfelues, se tiennent plutôt bien : ont-elles un fondement universitaire réel ? Comment les avez-vous construites ?
Laurent Nunez : Les deux théories sont, je pense, absolument viables, et neuves. J’ai trouvé l’une — sur le temps — quand j’étais étudiant en Lettres à Orléans. Je me souviens que je la racontais à mes amis en soirée, après plusieurs verres, et que je disais pour les agacer que j’allais être reconnu avec ce que j’appelais « la loi de Nunez » ;) Pour la seconde théorie, je crois que je l’ai trouvée vers 2014, en écrivant L’Énigme des premières phrases.
Je travaillais sur le sens des mots dans les incipit, et la fatigue aidant... Je pense qu’elle est même amorcée dans les notes du livre. C’est très amusant d’inventer des théories, parce que c’est vraiment de la fiction : de la fiction qui essaie de faire rentrer de force dans le réel. (Musil dit très bien dans L’Homme sans qualité : « Les philosophes sont des violents qui, faute d’armée à leur disposition, soumettent le monde en l’enfermant dans un système. »)
Ensuite, dans le processus d’écriture du livre, j’ai lu bien sûr énormément de manuels de linguistique, de grammaires (Je collectionne les grammaires chez moi, j’en ai une trentaine...) pour vérifier non que mes théories tenaient, mais plutôt qu’elles étaient inédites. Tout le chapitre sur Choulier qui vérifie dans les bibliothèques parisiennes si ce qu’il a trouvé est vrai : c’est moi à la BNF, ou à Gilbert Joseph.
ActuaLitté : La structure romanesque s’articuler autour d’une théorie sur le temps, d’une autre sur la sexualité : c’est un choix délibéré ?
Laurent Nunez : Oui bien sûr, ou hélas : c’est voulu ! C’est voulu ET inconscient. Dix ans de psy : j’ai appris à écrire sur ce qui me semble important, sur deux énigmes que je ressasse : que faire de ce foutu temps qui passe ? La sexualité est-elle un moyen de connaissance du réel, ou juste le passe-temps favori des adultes ? Dès Les Récidivistes, en 2008, il y avait des chapitres entiers consacrés au temps, et d’autres à la vie sexuelle...
Mais Choulier est un morceau très moqueur de moi : il trouve une théorie sur le temps, elle semble viable, mais bon : elle est un peu ridicule aussi... Quant à Meinhof et à sa thèse sur la sexualité omniprésente dans le langage (ou dans la tête des gens) : c’est ce qu’on appelle le retour du refoulé. Ces deux types veulent s’éloigner de tout, comme si on pouvait s’éloigner de ses désirs, de ses fantasmes. De son humanité. Gare au boomerang !
ActuaLitté : Les deux bonshommes héritent-ils tant de Bouvard et Pécuchet — bien que l’ironie flaubertienne plane constamment sur ces pauvres hères ?
Laurent Nunez : En effet, l’ironie sur les aventures de ces deux êtres me vient de Flaubert, et cela fait qu’on regardera sûrement ces deux hommes comme des Bouvard et Pécuchet. Pourtant, je les ai construits à partir de beaucoup d’autres sources : ma propre vie, la vie d’autres linguistes (Saussure par exemple — ce qui explique, avec un horrible jeu de mots, le patronyme de Choulier —, mais aussi Gustave Guillaume, un professeur qui inventa la chrono-linguistique), et puis même Lacan.
Il y a dans le texte de nombreuses phrases lacaniennes d’ailleurs. Ce qui m’a inspiré, c’est la posture du savant, de celui qui passe sa vie à chercher des idées, pour ensuite les expliquer aux autres.
Paru le 18/08/2021
213 pages
Actes Sud Editions
22,00 €
3 Commentaires
Arthur Magnus
18/08/2021 à 09:11
Bonjour Nicolas Gary, êtes-vous certain qu'il s'agisse (comme indiqué à deux reprises) du premier roman de l'auteur ? En me penchant rapidement sur sa bibliographie, j'ai bien l'impression qu'elle en contient au moins un autre ("Les Récidivistes"). À moins qu'il l'ait renié ?
Quoi qu'il en soit, votre article m'a donné envie : mission accomplie !
Nicolas Gary – ActuaLitté
18/08/2021 à 09:16
Bonjour Arthur
Etonnant, oui, puisqu'en parlant avec l'auteur, Mode avion semblait bien un premier roman.
Je pars en quête de plus d'informations. Mais en somme, premier ou deuxième (ou second, allons-y !) le livre n'en reste pas moins délectable.
Nicolas Gary - ActuaLitté
18/08/2021 à 11:14
Confirmation : Mode avion est un premier roman, Les Récidivistes était une autobiographie – manifestement présentée, mais à tort, nous confirme l'auteur, comme un premier roman.